Natalia Routkevitch
9/5/2025
Ce Jour-là
Pour de nombreux observateurs occidentaux, il est difficile de comprendre le sentiment des Russes — ou plutôt des ex-Soviétiques — qui célèbrent en masse, dans une atmosphère solennelle réunissant toutes les générations, ce qu’ils considèrent comme leur plus grande fête commune.
Ce n’est pas simplement une commémoration officielle d’un événement historique, ni un moment récupéré par les hommes politiques à des fins opportunistes, ni un simple hommage populaire, ni un jour de gloire, ni un jour de deuil. C’est tout cela à la fois, mais, par-dessus tout, un grand rituel sacré, une immense communion, une liturgie dans laquelle on se sent profondément impliqué — jusqu’aux larmes, à une émotion d’une intensité incomparable.
Ce sentiment peut paraître étrange, incompréhensible, absurde, archaïque, artificiel, forcément fruit de propagande et de manipulation.
Les détracteurs des festivités russes, nombreux en Occident, parlent de « la rage de la victoire », du « virus du 9 mai » et d'autres formulations péjoratives. Ils ont néanmoins raison sur un point :
ce jour-là, l’histoire — au sens strict de la chronologie des faits — compte moins que la charge symbolique, mythique, religieuse de l’événement.
- Sous Poutine, écrit le philosophe russe Pavel S., la Victoire est devenue un mythe. Le temps des témoins vivants est révolu. Il ne reste qu’une sorte d’icône — une image et un récit auxquels on s’associe, auxquels on participe. Et tout comme l’icône de la Transfiguration rayonne d’une lumière indicible, la Victoire brille dans la mémoire du peuple russe comme une lumière de rédemption, de sacrifice, de sens retrouvé. C’est là qu’est sa vérité — non dans le comptage exact des obus, des divisions ou des pertes à un moment donné de l’espace-temps. -
La Victoire n’est plus (seulement) un souvenir, mais un culte, un autel autour duquel un peuple se rassemble, se recueille, communie — réuni par cette mémoire en un seul corps.
Les peuples privés de mémoire commune se désagrègent. Ceux qui ont choisi de déconstruire plutôt que de s’unir autour de mythes partagés se délitent.
Foi, mythe, religion sont nécessaires pour maintenir l’unité, pour prévenir l’effondrement et la division. Or, « on ne se rejoint véritablement que dans l’au-delà », disait Régis Debray.
Cela peut sembler une évidence. Et pourtant, nombreux sont ceux qui ont renoncé à « l’au-delà » ; qui ont choisi de déconstruire, d’abdiquer, et d’enseigner une vision dite « objective et neutre » — ce qui est, bien sûr, un leurre.
Ceux qui dénoncent le caractère mythologique ou l’instrumentalisation de la mémoire de la Seconde guerre mondiale en Russie font preuve de duplicité lorsqu’ils prétendent remplacer un récit mythique par un récit factuel et neutre.
Le fait nu est neutre, dénué de toute signification. Il n’oriente pas le regard.
Ceux qui revendiquent la neutralité proposent en réalité leur propre vision du monde, leur propre foi, masquée sous les traits de la « vérité historique ». C’est une foi spécifique, foi d’un homme post-historique — mais cela, c’est un autre sujet.
Toujours selon Pavel S., les différentes versions de la mémoire de la Victoire ne sont pas simplement des récits concurrents, mais des liturgies opposées.
Chacune a ses canons, ses dogmes, ses anathèmes. Un même jour — le 9 mai — devient, selon le mythe auquel on adhère, soit une fête du salut, soit un culte de la culpabilité.
C’est pourquoi toute tentative de réconciliation dans un cadre « européen » ou « mondial » lui semble aujourd’hui vouée à l’échec : les liturgies sont trop opposées. Le conflit autour de la Victoire n’est donc pas un débat d’historiens, mais une forme de guerre de religion.
Je lis enfin Egor K., poète de la ville martyre du Donbass, Gorlovka, qui écrit ceci :
« La guerre que nous menons ici depuis onze ans, c’est un combat acharné pour pouvoir garder notre mémoire, notre code culturel, notre identité — notre droit de fêter le 9 mai, le drapeau rouge à la main, comme nous l’avons toujours fait. C’est une guerre pour notre foi. »
Bonne fête à tous ceux qui se sentent concernés !