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29 juillet 2025

Natalia Routkevitch


"On a les Lumières qu’on peut, notre époque se sera éclairée à la pollution lumineuse".

Le 29 juillet 2024, disparaissait Annie Le Brun, à un moment où les grands thèmes de son œuvre – destruction du sensible, illusion subversive de l’art contemporain, marchandisation de l’art et esthétisation de la marchandise – résonnaient plus que jamais avec l’actualité.

Essayiste, philosophe, spécialiste de l’œuvre de Sade, Annie Le Brun est restée, toute sa vie, « à part », en marge. Refusant d’être un rouage d’un système qui la révoltait, elle avait délibérément choisi de ne pas emprunter la voie universitaire à laquelle elle était pourtant promise.

La force des propos d’Annie Le Brun, la beauté de son langage et l’érudition qui les portait ont marqué les esprits. Empreintes d’une rare sensibilité poétique, ses paroles se sont révélées, avec le temps, comme celles de l’une des critiques sociales les plus profondes de notre époque.

Une voix indispensable pour comprendre l’aliénation qui est la nôtre.

La mort du beau

Ayant récemment visité les studios Harry Potter à Londres, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ses propos durant cette longue traversée. Car s’agissant des enfants et des jeunes, il est particulièrement saisissant de voir à quel point l’hégémonie utilitariste a pris possession de l’imaginaire, a colonisé les sentiments pour les remplacer par des sensations, chassant minutieusement « tout ce qui n’a pas de prix ».
La magie du conte de fées est annihilée, absorbée par la marchandisation et le self-branding omniprésents. Boutiques et espaces commerciaux pullulent partout, occupant parfois une surface plus vaste que celle de l’exposition elle-même.
Tout est conçu pour nourrir deux passions fondamentales de notre époque – celles qui font carburer le monde : la cupidité et la vanité. Le visiteur est sans cesse sollicité : acheter, ou se mettre en scène pour publier ses images sur les réseaux.

Dans ses travaux, Annie Le Brun dissèque l’offensive menée par la finance et une certaine industrie de l’art contemporain, qui transforme toute création en marchandise.

À l’instar de Bernanos, qui écrivait : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » ou de Pasolini qui voyait dans la société de consommation un ordre répressif d'une puissance inégalée, Le Brun considère l’extension du domaine marchand comme une nouvelle forme de violence – un poison diffus qui envahit toutes les sphères de l’existence intérieure, étouffant peu à peu tout ce qui, précisément, n’a pas de prix.

« C’est la guerre. Une guerre qui se déroule sur tous les fronts et qui s’intensifie depuis qu’elle est désormais menée contre tout ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur. S’ensuit un nouvel enlaidissement du monde. Car, avant même le rêve ou la passion, le premier ennemi aura été la beauté vive, celle dont chacun a connu les pouvoirs d’éblouissement et qui, pas plus que l’éclair, ne se laisse assujettir.

Y aura considérablement aidé la collusion de la finance et d’un certain art contemporain, à l’origine d’une entreprise de neutralisation visant à installer une domination sans réplique. Car beauté et laideur constituent des enjeux politiques.
Jusqu’à quand consentirons-nous à ne pas voir combien la violence de l’argent travaille à liquider notre nuit sensible, pour nous faire oublier l’essentiel, la quête éperdue de ce qui n’a pas de prix ? » - écrit-elle dans "Ce qui n'a pas de prix; beauté, laideur et politique" (2018).

Puissance de la falsification

L’humanité a connu des époques plus violentes, plus sanguinaires, plus tragiques que la nôtre. Mais rarement a-t-on vu une époque aussi profondément pénétrée de mensonge, de duplicité, de fausseté.

Le monde du Spectacle intégral – le nôtre – est un tissu de simulacres, de fictions, de promesses non tenues, d’espoirs injustifiés. Tout y est faux : la nourriture, joliment emballée et abondante, mais nocive et source de maladies ; les objets, d’une incroyable diversité, mais conçus pour tomber en panne, se démoder, polluer l’environnement ; la propriété, souvent illusoire, car on ne possède que l’accès, non le bien lui-même ; les informations, en flot continu, mais déformées, biaisées, etc.

Faux amis, faux visages, faux corps…

Appels et courriers de faux facteurs, des fausses assurances, de faux impôts…

Nous sommes épuisés à trier le vrai du faux, contraints d’être sans cesse méfiants, bientôt même envers des voix familières qui pourraient être des imitations.
Les enseignants reçoivent les copies qu’ils peinent à attribuer : ont-elles été écrites par un élève ou générées par l’intelligence artificielle ?

Le présent de l’homme moderne n’a plus rien d’authentique.

« Des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée… nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose », écrit Le Brun qui ne fait pas de différence entre nourritures terrestres et nourritures morales : les mots sont eux aussi dénaturés, mis au service du blanchiment des idées.
Elle évoque ces termes vidés de leur sens – éthique, déontologie, mémoire – qui travaillent désormais contre l’idée qu’ils sont censés exprimer.

Ce « blanchiment des idées » est particulièrement visible dans le langage politique.
Nous évoluons dans des systèmes oligarchiques techno-totalitaires, parmi les plus inégalitaires qui aient existé, et nous continuons pourtant à les appeler démocraties, persuadés de vivre, sinon dans le meilleur des mondes, du moins dans un régime du moindre mal.

Se développant rapidement, les métastases du Spectacle intégral ont pénétré chaque recoin de la vie.

L’image a remplacé l’imagination.
Les sensations ont remplacé le sensible.
La beauté singulière est effacée par une beauté synthétique qui gomme toute singularité ; elle est noyée dans le flot d’images de « jolitude » et de « mimitude ».

Le beau – comme le vrai – ne résiste pas à cette censure par le gavage, forme moderne et insidieuse de censure.

Censure par gavage

La censure par gavage est devenue l’un des traits fondamentaux de nos sociétés. C’est une censure inédite, non par le manque – comme le pratiquaient les dictatures d’autrefois – mais par l’excès. Tout est noyé dans un flot continu, indifférencié qui engloutit tout sur son passage, rendant impossible toute distinction entre le bon grain et l’ivraie. Rien ne résiste à cette forme de censure, terriblement plus efficace que celle par rareté.

- « Ce trop de réalité se manifeste d’abord par une forme de censure inédite, qui ne repose pas sur le manque mais sur l’excès : une censure par l’excès, d’abord liée aux impératifs de la marchandisation à outrance voulue par la rationalité technicienne, qui détermine désormais toutes les formes de consommation. Celle-ci, devant s’imposer en simulacre de liberté, ne laisse aucun domaine à l’abri de ce devoir d’engorgement, qu’il s’agisse de l’alimentation, de l’information ou de la sexualité… Jusqu’à ce que cette censure par le gavage devienne une mobilisation à plein temps, équivalant à une expropriation de soi-même. Et ce dressage commence dès le plus jeune âge. Car, au-delà des jouets d’une laideur particulièrement agressive dont l’enfance est aujourd’hui submergée, aucun instant ne lui est laissé. Voilà les tout-petits comme les plus grands d’emblée condamnés à “vivre sans temps morts”. Quand ce ne sont pas les consoles de jeux, c’est une multiplicité d’activités ludiques, culturelles ou sportives qui leur enlève le temps de rêver », écrit-elle.

Le trop-plein rend l’air plus irrespirable encore que le silence imposé d’en haut.
De cette censure par gavage naît un sentiment d’étouffement quasi permanent, accompagné d’une impression d’impuissance totale à rétablir ne serait-ce qu’un fragment de vérité.
Face aux mensonges – surtout lorsqu’ils touchent un sujet que l’on pensait un peu connaître –, l’envie de réagir, de corriger, d’expliquer surgit…
Mais très vite, submergé par le flot incessant du prêt-à-penser, on renonce, et l’on se replie dans le silence.

Dans cette infobésité, les analyses éclairantes, les manifestations de sagesse et lucidité ne sont pas prohibées mais dissoutes, absorbés par le Spectacle, digérés, neutralisés, puis réintégrés comme accessoires d’un système dont le seul but est de durer.
Autrefois, on voulait interdire, censurer, réduire au silence. Aujourd’hui, il suffit de noyer, d’invisibiliser, de repousser dans les marges.

« Tout se tient »

Le mérite de Le Brun est d’avoir montré que l’esthétisation du monde s’est imposée comme un instrument redoutablement efficace au service de ce nouvel ordre fondé sur le déni. D’abord par son pouvoir de masquer les contradictions, mais aussi par sa capacité à falsifier, en formatant êtres et choses à travers une « beauté de synthèse » propre à annihiler toute singularité.

« Cela vaut autant pour les objets et les lieux que pour les individus. L’industrie du tourisme, qui participe à cette cosmétisation du monde, en est un exemple, en accentuant paradoxalement son enlaidissement. En réalité, des lèvres botoxées à l’exploitation du passé, du body-building aux réaménagements urbains, les effets ordinaires de cette guerre contre ce qui n’a pas de prix sont innombrables, menaçant la totalité de notre vie sensible ».

Elle ne dissocie pas le destin de notre imagination de celui de notre environnement physique. Aux efforts déployés pour « déboiser, ratisser, niveler, baliser » le domaine sensible correspondent ceux visant à uniformiser et à soumettre notre monde aux logiques consuméristes.

« Comment ne pas être frappé par la simultanéité de cette entreprise de ratissage de la forêt mentale avec l’anéantissement de certaines forêts d’Amérique du Sud sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes ? Et comment douter que la rupture des grands équilibres biologiques qui s’en est suivie ne corresponde pas à une rupture comparable des grands équilibres sensibles dans lesquels notre pensée trouvait encore à se nourrir ?

(…) Une des plus graves formes d’aliénation aujourd’hui réside dans le fait de ne pas voir que tout se tient, la culture de masse correspondant au crabe reconstitué, le matraquage médiatique aux pluies acides, le relookage des villes à la chirurgie esthétique… Reste que tout cela ne vient pas seulement du méchant capitalisme, mais résulte d’une conception utilitariste de la vie que l’Occident a élaborée, siècle après siècle, et que la théorie révolutionnaire n’a jamais vraiment remise en cause, puisque c’est essentiellement à partir des rapports économiques que s’est développée une critique sociale dont l’aspiration au Progrès aura été la force motrice. Tout se passant même comme si cette pensée critique avait cru gagner son efficacité, sinon sa dignité, à s’éloigner du monde sensible. »

C’est là que réside, à mon sens, un autre point capital : l’impuissance et l’artifice des solutions de gauche, aussi radicales soient-elles. Une alternative économiste n’est qu’un faux-semblant.

L’impossibilité de s’attaquer aux racines du problème par des arguments économiques, l’impasse socialiste qui réclame la redistribution tout en restant enfermée dans la même logique, deviennent évidentes. Ce n’est pas la révolution des démunis, mais un changement total « d’une conception utilitariste de la vie que l’Occident a élaborée » que l’auteur suggère succinctement.

Elle invite à concevoir notre civilisation non pas comme le nec plus ultra, ni comme le « meilleur des mondes », ni même comme un « empire du moindre mal », mais comme une barbarie inédite, d’une puissance inégalée, corrosive, insidieuse, omniprésente...

Annie Le Brun fait partie de ces penseurs dissidents de l’Occident, rejoints par des intellectuels d’hier et d’aujourd’hui venus d’autres cultures, qui devraient être explorés par ceux qui cherchent à entrevoir les bases d’une véritable alternative.

14 juin 2025

Natalia Routkevitch


Les Ténèbres du Levant

C’est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde.

Et que tout a commencé.

Nous sommes entrés dans une zone tumultueuse, imprévisible, hasardeuse, et qui semble destinée à se prolonger. La plupart de nos contemporains ont cessé de croire en un avenir de progrès et de prospérité. Où qu'ils vivent, ils sont désemparés, rageurs, amers, déboussolés. Ils se méfient du monde bouillonnant qui les entoure, et sont tentés de prêter l'oreille à d'étranges fabulateurs.

Nous entrons dans une longue période de tumultes, émaillée d’attentats, de massacres et d’atrocités diverses.

Tous les dérapages sont désormais possibles, et aucun pays, aucune institution, aucun système de valeurs ni aucune civilisation ne semble capable de traverser ces turbulences en demeurant indemne.

Amin Maalouf, écrivain libano-français, secrétaire perpétuel de l'Académie française

1 juin 2025

Natalia Routkevitch
1/6/2025

Cela n'est rien, Madame la Marquise,
Cela n'est rien, tout va très bien.
Pourtant il faut, il faut que l'on vous dise,
On déplore un tout petit rien.

Ce qui est le plus saisissant, ce n’est pas tant l’ampleur des « débordements », le caractère spectaculaire des scènes de pillages, d’incendies, l’intensité des affrontements ou encore le degré de violence et d’agressivité interne de notre société. Même si, à chaque nouvelle manifestation, tout cela devient de plus en plus effrayant et impressionnant.
Ce qui est véritablement révélateur c’est que nous nous y sommes totalement habitués. Cela ne nous révolte plus vraiment, cela ne nous paraît même plus foncièrement anormal.
Non, nous savons pertinemment que la prochaine fois, ce sera pareil – et sans doute un peu pire. Mais cela semble relever d’une fatalité, d’un phénomène inévitable contre lequel il n’y aurait rien à faire. Et même le ton général, ce n'est pas le WTF global (qui serait légitime) mais - "oh, encore quelques incidents qui ont gâché une si belle fête"...
Je me souviens de mon étonnement lorsque, le 1er janvier 2019, le gouvernement a publié un communiqué se félicitant que la nuit du Nouvel An se soit déroulée « paisiblement et sans incidents majeurs ». Cette nuit-là pourtant, 650 voitures avaient été incendiées et 454 personnes interpellées.
Mais, à part ça, Madame la Marquise,
Tout va très bien, tout va très bien.

18 mai 2025

Natalia Routkevitch


Devenir, en relativement peu de temps, la risée du monde entier est, à sa manière, une véritable performance.
Dilapider non seulement les actifs nationaux en contribuant activement à la vente du pays à la découpe, mais aussi le capital symbolique – qui n’était pas négligeable – restera dans l’histoire comme le parachèvement d’une dégringolade spectaculaire.
On plaisantait encore en 2017, ou pendant la période des Gilets jaunes, sur l’état d’apesanteur du Mozart de la finance, celui qui traverse la rue pour se payer un costard, tout en dissertant doctement sur « les gens qui ne sont rien ».
Mais l’affaire semble aujourd’hui bien plus grave.
Dans "La Pensée perverse au pouvoir", un véritable réquisitoire à l’encontre du chef de l’État – qui, hélas, éclaire bien des choses que nous observons, incrédules et atterrés –, le sociologue Marc Joly écrivait :
« Incarnation de l’administration néolibérale et symptomatique de la crise de la démocratie, Macron démontre, jour après jour, “son incompétence fondamentale en matière d’évaluation de lui-même et d’appréciation des situations”.
Il est incapable de prendre la mesure de la contradiction entre sa soif individuelle de pouvoir souverain et la faible disposition sociale à accepter une autorité qui ne fasse pas la preuve de sa contribution au service de l’intérêt commun. Incapable de considérer un autre point de vue que le sien, “inaccessible à la moindre remise en question autre que posturale”. »

Le narcissisme – trait toléré, voire attendu chez un homme politique – devient une pathologie dangereuse lorsqu’on évacue complètement le devoir de représentation, lorsqu’on se dissocie du peuple que l’on prétend incarner, au profit d’un pur exercice de « personal branding ».
Quant à la fameuse « ambivalence stratégique », elle n’est en réalité qu’un mode de fonctionnement visant à « embrouiller pour nuire ». Le logiciel de Macron consiste à semer la confusion tout en affirmant vouloir clarifier la situation. Dire tout et son contraire : une matrice du pervers.
« Il a été un voleur de clarté », écrit Joly. « Avec lui, on est sur un registre qui n’est pas l’ambiguïté, mais la paradoxalité. Faute de pouvoir élaborer le conflit, il l’expulse. Il enferme donc autrui – en fait, il prend en otage tout un pays – dans des dilemmes insolubles. C’est cela la paradoxalité : la production de pièges de la pensée, le nouage de propositions parfaitement inconciliables, ce qui rend fou. Si on ne comprend pas ce mécanisme, on ne comprend pas le malaise que produit massivement Macron, le rejet j’allais dire physique, viscéral, qu’il inspire. »
L’incapacité à saisir le réel, à s’auto-évaluer, à se voir à travers le regard des autres, ainsi qu'à rester en cohérence avec l’imaginaire national porte en elle des conséquences extrêmement graves.
Enfin, il est vertigineux de constater la dégringolade de ce cher vieux pays. C’est douloureux pour tous ceux qui l’aiment, malgré ce qu’il devient progressivement, et qui portent dans leur cœur les images d’autres époques, bien plus glorieuses.
Mais tout cela… n’était-ce pas prévisible depuis bien longtemps ?

« Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées par le lucre sont impropres à la conduite de la civilisation. La génuflexion devant l’idole ou devant l’écu atrophie le muscle qui marche et la volonté qui va. L’absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d’un peuple, abaisse son horizon, en abaissant son niveau, et lui retire cette intelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui fait les nations missionnaires. Babylone n’a pas d’idéal ; Carthage n’a pas d’idéal. Athènes et Rome ont et gardent, même à travers toute l’épaisseur nocturne des siècles, des auréoles de civilisation.
La matière existe, la minute existe, les intérêts existent, le ventre existe ; mais il ne faut pas que le ventre soit la seule sagesse. La vie momentanée a son droit, nous l’admettons, mais la vie permanente a le sien. Hélas ! être monté, cela n’empêche pas de tomber. On voit ceci dans l’histoire plus souvent qu’on ne voudrait. Une nation est illustre ; elle goûte à l’idéal, puis elle mord dans la fange, et elle trouve cela bon ; et si on lui demande d’où vient qu’elle abandonne Socrate pour Falstaff, elle répond : "C’est que j’aime les hommes d’État" ».
Victor Hugo, Les Misérables. T. V

11 mai 2025

Natalia Routkevitch
9/5/2025


Ce Jour-là

Pour de nombreux observateurs occidentaux, il est difficile de comprendre le sentiment des Russes — ou plutôt des ex-Soviétiques — qui célèbrent en masse, dans une atmosphère solennelle réunissant toutes les générations, ce qu’ils considèrent comme leur plus grande fête commune.
Ce n’est pas simplement une commémoration officielle d’un événement historique, ni un moment récupéré par les hommes politiques à des fins opportunistes, ni un simple hommage populaire, ni un jour de gloire, ni un jour de deuil. C’est tout cela à la fois, mais, par-dessus tout, un grand rituel sacré, une immense communion, une liturgie dans laquelle on se sent profondément impliqué — jusqu’aux larmes, à une émotion d’une intensité incomparable.
Ce sentiment peut paraître étrange, incompréhensible, absurde, archaïque, artificiel, forcément fruit de propagande et de manipulation.
Les détracteurs des festivités russes, nombreux en Occident, parlent de « la rage de la victoire », du « virus du 9 mai » et d'autres formulations péjoratives. Ils ont néanmoins raison sur un point :
ce jour-là, l’histoire — au sens strict de la chronologie des faits — compte moins que la charge symbolique, mythique, religieuse de l’événement.
- Sous Poutine, écrit le philosophe russe Pavel S., la Victoire est devenue un mythe. Le temps des témoins vivants est révolu. Il ne reste qu’une sorte d’icône — une image et un récit auxquels on s’associe, auxquels on participe. Et tout comme l’icône de la Transfiguration rayonne d’une lumière indicible, la Victoire brille dans la mémoire du peuple russe comme une lumière de rédemption, de sacrifice, de sens retrouvé. C’est là qu’est sa vérité — non dans le comptage exact des obus, des divisions ou des pertes à un moment donné de l’espace-temps. -
La Victoire n’est plus (seulement) un souvenir, mais un culte, un autel autour duquel un peuple se rassemble, se recueille, communie — réuni par cette mémoire en un seul corps.
Les peuples privés de mémoire commune se désagrègent. Ceux qui ont choisi de déconstruire plutôt que de s’unir autour de mythes partagés se délitent.
Foi, mythe, religion sont nécessaires pour maintenir l’unité, pour prévenir l’effondrement et la division. Or, « on ne se rejoint véritablement que dans l’au-delà », disait Régis Debray.
Cela peut sembler une évidence. Et pourtant, nombreux sont ceux qui ont renoncé à « l’au-delà » ; qui ont choisi de déconstruire, d’abdiquer, et d’enseigner une vision dite « objective et neutre » — ce qui est, bien sûr, un leurre.
Ceux qui dénoncent le caractère mythologique ou l’instrumentalisation de la mémoire de la Seconde guerre mondiale en Russie font preuve de duplicité lorsqu’ils prétendent remplacer un récit mythique par un récit factuel et neutre.
Le fait nu est neutre, dénué de toute signification. Il n’oriente pas le regard.
Ceux qui revendiquent la neutralité proposent en réalité leur propre vision du monde, leur propre foi, masquée sous les traits de la « vérité historique ». C’est une foi spécifique, foi d’un homme post-historique — mais cela, c’est un autre sujet.
Toujours selon Pavel S., les différentes versions de la mémoire de la Victoire ne sont pas simplement des récits concurrents, mais des liturgies opposées.
Chacune a ses canons, ses dogmes, ses anathèmes. Un même jour — le 9 mai — devient, selon le mythe auquel on adhère, soit une fête du salut, soit un culte de la culpabilité.
C’est pourquoi toute tentative de réconciliation dans un cadre « européen » ou « mondial » lui semble aujourd’hui vouée à l’échec : les liturgies sont trop opposées. Le conflit autour de la Victoire n’est donc pas un débat d’historiens, mais une forme de guerre de religion.
Je lis enfin Egor K., poète de la ville martyre du Donbass, Gorlovka, qui écrit ceci :
« La guerre que nous menons ici depuis onze ans, c’est un combat acharné pour pouvoir garder notre mémoire, notre code culturel, notre identité — notre droit de fêter le 9 mai, le drapeau rouge à la main, comme nous l’avons toujours fait. C’est une guerre pour notre foi. »
Bonne fête à tous ceux qui se sentent concernés !













7 mai 2025

LE SOCLE COMMUN À PRÉSERVER

Natalia Routkevitch


-7/5/2025- Quatre-vingts ans constituent un laps de temps suffisant pour que le monde change au point d’en devenir méconnaissable. Les événements d’une époque de plus en plus lointaine se transforment en mythes, s’éloignant peu à peu de leur réalité tangible. Cela n’en réduit pas l’importance, mais appelle à repenser la manière dont ils influencent notre présent.
La Seconde Guerre mondiale a façonné un ordre politique mondial auquel nous nous étions habitués, que l’on considérait comme stable, presque intangible. Pourtant, cet ordre subit aujourd’hui des transformations profondes, rapides et irréversibles. Les événements dramatiques de la première moitié du XXe siècle ne perdent pas leur signification historique, mais ils ne jouent plus le rôle qui était encore le leur il y a à peine vingt ans.
Ce conflit, le plus vaste et le plus meurtrier de l’histoire humaine, a jeté les bases de l’ordre mondial d’après-guerre. La lutte contre le nazisme et ses alliés fut, à bien des égards, une confrontation idéal-typique : face à un régime d’une violence inouïe, inhumaine et criminelle, des puissances aux idéologies opposées furent contraintes de s’unir – une alliance qui aurait été impensable en d’autres circonstances. Elles y furent presque acculées, après une période d’avant-guerre marquée par des stratégies d’évitement et des tentatives de détourner le danger vers d’autres.
Il fallut alors mettre de côté des divergences jusque-là considérées comme existentielles sur le plan idéologique. C’est sans doute cette mise entre parenthèses temporaire des antagonismes de principe qui permit aux structures établies à l’issue de la guerre de se révéler aussi durables. Elles ont survécu à l’intensité de la guerre froide, puis à une quinzaine d’années de bouleversements, malgré de profondes transformations des équilibres de puissance mondiaux.
Cette résilience reposait principalement sur une lecture morale et idéologique de la Seconde Guerre mondiale, longtemps consensuelle : celle d’un combat contre le mal absolu, face auquel même les oppositions les plus irréductibles perdaient de leur pertinence.
Mais ce consensus s’effrite peu à peu au XXIe siècle – et avec lui vacille la stabilité de l’ordre mondial hérité du milieu du XXe siècle.
Les causes de ce changement sont multiples. La plus manifeste réside dans l’évolution du paysage européen. Dans la dynamique singulière de l’après-guerre froide, les pays d’Europe de l’Est ont progressivement accédé au premier plan. Depuis longtemps, ils défendent une lecture historique fondée sur la thèse des “deux totalitarismes” – le nazisme et le communisme – considérés comme coresponsables du déclenchement de la guerre. Dans cette perspective, ils se présentent comme les principales victimes du conflit, ayant subi les violences des deux régimes.
Cette assimilation met en cause le consensus politique antérieur, que certains appellent le “consensus de Nuremberg”. Celui-ci reposait, entre autres, sur la reconnaissance du caractère central de l’Holocauste comme crime suprême de la guerre, unique dans l'histoire, ainsi que sur l’idée d’une responsabilité collective des nations européennes pour avoir permis cet événement.
Pourquoi l’interprétation portée par ce groupe de pays – qui ne représentent pas la majorité démographique de l’Europe – a-t-elle progressivement pris le dessus ?
C’est un sujet qui mérite à lui seul une réflexion approfondie. L’une des raisons possibles réside sans doute dans le désir des Européens de l’Ouest d’atténuer l’ampleur de leur propre culpabilité et de partager le fardeau de la responsabilité historique. Mais une fois enclenché, ce processus conduit à l’érosion progressive de l’ensemble de l’édifice d’après-guerre.
Paradoxalement, il fragilise même l’ordre mondial libéral que les pays occidentaux s’emploient à défendre. Car cet ordre reposait en grande partie sur l’unité des jugements historiques tels qu’ils s’étaient cristallisés en 1945. L’Organisation des Nations Unies elle-même fut le produit de cet ordre, même si le poids de l’Union soviétique à l’époque était tel qu’il ne pouvait être ignoré.
La révision progressive des conclusions de la Seconde Guerre mondiale mène logiquement à l’effritement des normes qui en sont issues.
La deuxième raison est moins évidente. En quatre-vingts ans, la carte politique du monde a radicalement changé. La décolonisation a donné naissance à des dizaines de nouveaux pays, et le nombre des États membres de l’ONU a presque quintuplé. Certes, la guerre était mondiale précisément parce qu’elle a touché une grande partie de l’humanité. Sur les fronts européen et pacifique, sous les drapeaux de leurs métropoles, des représentants des colonies – comme on dirait aujourd’hui, du "Sud global" – ont combattu, eux aussi. Il est compréhensible que tous ne percevaient pas les événements de l’époque comme une lutte pour leur propre liberté.
De plus, les forces luttant pour leur indépendance – notamment face à la Grande-Bretagne ou à la France – pouvaient percevoir les ennemis de ces puissances comme des alliés de circonstance. Et, au minimum, elles abordaient les événements sous un angle différent de celui des nations européennes. En général, pour les anciennes colonies, les repères du XXe siècle diffèrent quelque peu de ceux qui sont considérés comme évidents dans l’hémisphère Nord. Bien qu’il n’y ait pas de révisionnisme manifeste, comme en Europe, la question se pose en Asie et en Afrique en termes de hiérarchie des priorités et de nuances, qui y sont bien différentes.
Tout ce qui précède n’annule en rien l’essentiel.
La Seconde Guerre mondiale demeure aujourd’hui un événement déterminant pour l’évolution de la communauté internationale.
Le monde relativement stable qui s’est établi après elle reposait sur la conviction qu’un tel cataclysme ne devait plus jamais se reproduire. L’ensemble des limitations – des normes du droit international au principe de la dissuasion nucléaire – visait cet objectif. Dieu nous préserve de l’idéaliser, mais la guerre froide a permis d’éviter le pire.
Aujourd’hui, le modèle et les instruments de coopération internationale élaborés à cette époque sont en crise. La tâche qui s’impose est d’empêcher leur effondrement total. Mais cela ne pourra se faire sans un retour au même consensus idéologique et moral qui a constitué l’un des principaux résultats de la Seconde Guerre mondiale. En d’autres termes, il est nécessaire de se rappeler ce qu’a été cette guerre et ce qui était en jeu.
Sans cette mémoire, aucune mesure militaire ou technique ne pourra garantir la stabilité internationale.
Fiodor Loukianov
Russia in Global Affairs

1 avril 2025

Natalia Routkevitch


-1/4/2025- S’en prendre aux « populistes » dans les prétoires plutôt que de les affronter dans les isoloirs : telle est la décision prise par la nomenklatura européenne.
Dodik, Georgecu, Le Pen – en l’espace de quelques jours, les têtes de ces figures encombrantes sont tombées l’une après l’autre.
On comprend que, face à ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, les oligarchies européennes aient des sueurs froides. Elles ne devraient pas ignorer cependant que ce qui a permis à Trump de triompher, c’est, entre autres, l’accumulation de procès intentés contre lui, qui a donné le sentiment d’une instrumentalisation du système judiciaire par les détenteurs du pouvoir.
Sans doute, en pesant les risques, a-t-on préféré l’éviction directe aux vieux mécanismes bien rodés depuis des décennies ?
Il faut dire que les vieilles recettes politiques utilisées pour tenir les « populistes » à distance sont usées jusqu’à la corde. On a sans doute conclu que cette fois, c’est le « no pasarán » qui allait « no pasarán » lui-même.
Dont acte.
Mais confisquer le choix démocratique est un pari risqué dans les pays où la popularité des dirigeants frôle le zéro. Même les populations les plus apathiques, réduites à quémander du « pouvoir d’achat », peuvent finir par se réveiller. Surtout dans ce très vieux pays, qui donne encore, parfois, des signes de vie, où la grogne venue des profondeurs de l’Histoire secoue et fait dénoncer la « France rance » qui « roule au diesel » et que l’on croyait neutralisée et euro-conditionnée.
Reprenons la danse,
Allons, c’est assez.
Le printemps commence,
Les rois sont passés.
Il vous faut tout rendre,
Rois embarrassés,
Qui voulez tout prendre
Et rien n’embrasser -
Dit un chant populaire français de l’époque des guerres de Religion.
Les guerres de Religion… Ce qui vient risque fort d’y ressembler.
Ce sera bien différent de ce que nous avait décrit Huntington. Et pourtant, terriblement violent.
Nous verrons bientôt si l’oligarchie a encore un peu de temps devant elle.
Avant qu’on lui demande de tout rendre.

23 mars 2025

Natalia Routkevitch
23/3/2025

« Seule une adhésion pleine et entière de la Turquie à l'Union européenne peut sauver cette dernière de son impasse en matière d'économie et de défense », a insisté le président Recep Tayyip Erdogan à l'issue d'une rencontre avec le Premier ministre polonais Donald Tusk, la semaine dernière.

"Si l'Otan venait à s'européaniser, Ankara pourrait devenir l'un des piliers européens de l'alliance militaire", avance Sinan Ulgen, ancien diplomate turc.

Plusieurs points très intéressants.

L’initiative d’impliquer Ankara dans les discussions sur la défense européenne et la guerre en Ukraine vient de Londres. Or, ni le Royaume-Uni ni la Turquie ne font partie de l’UE. Ceux qui se souviennent du Grand Jeu du XIXe siècle apprécieront ce petit remake.

L’expression des préoccupations européennes face aux arrestations et aux manifestations en Turquie reste très discrète. Tout à coup, on semble considérer que les protestations et les poursuites des opposants relèvent des affaires intérieures du pays où elles se produisent.

Dans le même temps, Bruxelles a tenu à renouveler son soutien et son dialogue avec la Syrie, au moment même où des milliers d’Alaouites et de chrétiens sont massacrés par les partisans du nouveau régime (à l'installation duquel Ankara n'est pas étrangère).

Tout cela dessine quelques contours, certes encore flous, de l’Europe de la défense et de l'Europe d'avenir de manière générale, surtout en prenant en considération les évolutions internes des sociétés européennes.

C'est à propos des Britanniques, me semble-t-il, que Junger a dit son fameux : « L’humanisme borgne est pire que toute barbarie »...

11 mars 2025

LA POLITIQUE DU VIBE

Natalia Routkevitch
9/3/2025

"Autour de nous, le monde est très compliqué, très dangereux, guetté par la guerre dont tout le monde sait qu'elle serait une catastrophe. Une compréhension commence à se manifester : il y a des visites, des rencontres entre hommes responsables, des échanges d'idées... Ce qu'il faut surtout pour la paix, c'est la compréhension des peuples. On se dispute pour des frontières, des ambitions... Les régimes passent, les peuples restent. Il faut rapprocher les peuples les uns des autres par-delà les idéologies. Il nous faut notre puissance… Quand on n'est pas fort, on ne compte pas... Il nous faut aussi la volonté...
Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités."

Ces derniers jours, en observant des tentatives de manipulation toujours plus outrancières, j’ai repensé à ces paroles du célèbre discours du général prononcé en 1959 et aux raisons de la dissociation actuelle de plus en plus manifeste entre les signes envoyés et les « choses comme elles sont ». La dissociation qui engendre ce climat oppressant du mensonge qui imprègne tout.
Nous avons sans doute largement sous-estimé les ravages causés par la mainmise des communicants sur nos vies. Les désastres ont été nombreux, mais il est fort probable que le pire soit encore à venir – et nous en avons eu un avant-goût cette semaine.
Il est normal que chaque citoyen, quel que soit son niveau d’expertise, puisse exposer ses arguments et exprimer ses émotions devant les autres. Il est normal qu’il y ait du spectacle, de la pensée magique, des chamans qui font vibrer les foules.
Le drame survient lorsque ceux qui sont censés prendre des décisions éclairées en s’appuyant sur les faits et le réel, ainsi que ceux qui devraient éclairer le public, sont entièrement occupés à une autre tâche : faire vibrer, susciter des émotions, provoquer du "vibe". Lorsque ces chamans, show-men et performeurs de tout genre se font passer pour des savants, des experts, des hommes politiques compétents connaisseurs des réalités et du terrain...
"Ce que nous donnent les communications de masse, ce n'est pas la réalité, c'est le vertige de la réalité", disait Baudrillard. Le mot "expertise", utilisé pour qualifier ceux qui défilent dans les médias, a perdu son sens. Ce n’est plus la profondeur et la qualité des connaissances qui font un expert, mais le fait même de passer dans les médias et de bien présenter, à savoir capter l’attention d’un public de plus en plus distrait en suscitant de l’émotion (les chaînes ont besoin de vues).
"Je partage avec vous mon analyse de ce qui s’est passé dans le bureau ovale, parce que c’est ma vérité émotionnelle et que cela compte autant que n’importe quelle autre analyse", écrit une blogueuse très populaire. Kamala Harris montre que la joie (Joy) peut être une stratégie politique, lisait-on dans la presse, manifestement enchantée, en 2024.
On en est là.
Ce qui est curieux, c’est que malgré cela, nous sommes persuadés de vivre sous le règne de la raison, de la science et de l’objectivité. Nous nous croyons infiniment supérieurs aux hommes du passé qui consultaient des oracles et des diseuses de bonne aventure. Quelle illusion !

Il y a quelques années, j’ai trouvé dans un petit livre de Renaud Girard l’énumération de sept piliers fondamentaux d’une véritable diplomatie réaliste. Depuis quelque temps, il se contredit pas mal, mais on comprend que les temps sont durs et que, pour continuer à être publié dans la presse de référence, il faut savoir faire quelques concessions à la doxa.

Quoi qu’il en soit, voici les principes qu’il évoque :

1. Assumer l’histoire
Étudier le passé du dossier que l’on doit traiter, examiner la région, les événements, les forces à l’œuvre depuis des siècles, et non pas seulement l’instant présent, est une condition préalable indispensable à toute évaluation sérieuse de la situation.

2. Être réaliste
Une bonne diplomatie ne relève ni de la morale ni du conformisme : elle repose sur les réalités, les intérêts et les rapports de force, les choses comme elles sont. La véritable morale se moque des postures moralisantes. Une diplomatie fondée sur des principes moralisateurs aboutit souvent à des résultats immoraux (les exemples ne manquent pas). Ainsi, le réalisme n’est-il pas du cynisme ; au contraire, il en est l’antidote.

3. Séparer l’intérieur de l’extérieur
Un État ne peut pas appliquer les mêmes principes de gouvernance à sa politique intérieure et à sa politique étrangère. Ce qui est acceptable en interne peut être totalement inadapté aux relations internationales.

4. Assurer l’indépendance nationale
Une diplomatie dépendante d’intérêts étrangers ne peut être ni efficace ni souveraine.

5. Privilégier le temps long
La diplomatie est l’art du sang-froid et de la patience. Elle exige de se libérer de la dictature de l’émotion, qui impose une vision court-termiste et est alimentée par la pression médiatique.

6. Renforcer le multilatéralisme
Aucun pays ne peut avancer seul dans un monde interdépendant, mais les alliances doivent être bâties sur des intérêts mutuels et non sur des illusions idéologiques.

7. Entretenir la dissuasion
Un pays qui ne possède pas de moyens de dissuasion – militaires, économiques ou stratégiques – ne peut peser dans les rapports de force internationaux.

J’ajouterais pour ma part un principe fondamental : il faut toujours garder en tête que, le plus souvent, la politique ne consiste pas à choisir le bien, mais à choisir le moindre mal.

Pourquoi l’Europe éprouve-t-elle tant de difficultés à ancrer sa politique dans le réel ?
Est-ce parce qu’elle a cru possible de s’affranchir des réalités humaines pour s’appuyer exclusivement sur des constructions idéologiques déconnectées du terrain ?
La diplomatie de l’Union européenne – une entité déracinée, détachée des peuples, construite sur des inversions et refusant d’assumer certaines origines peu avouables – pouvait-elle seulement être réaliste ?
Elle persiste à marteler ses dogmes et les idées fixes qu’elle a inventés, peut-être par crainte de voir s’écrouler l’édifice qu’elle a construit.

2 mars 2025

MONROE 2.0

Natalia Routkevitch
2/3/2025

« Il est de notre intérêt de ne pas nouer d’alliances permanentes avec quelque région du monde que ce soit. » George Washington

«Renoncement». «Trahison». « Les États-Unis ne sont plus les États-Unis. Trump et Vance détricotent la projection traditionnelle de la politique étrangère américaine, fondée sur la défense des droits et de la démocratie libérale. Ils détruisent aussi la tradition humanitaire fondatrice des États-Unis.»
En Europe, le chœur des indignés se morfond, dénonçant un basculement historique. Mais tout cela est-il vraiment une rupture avec l’héritage américain, ou plutôt un retour à cet héritage et un bis repetita de ce qu'on a déjà vu à moult reprises ?
Rien de plus naturel pour les États-Unis que de se débarrasser d’actifs qu’ils jugent périmés. Abandonner des dossiers pourris, des guerres perdues, se dissocier des vaincus… « Peace with honor, not retreat with defeat », vietnamisation, lâchage de l’Afghanistan : ce n’est pourtant pas de l’histoire ancienne.
Rien n’est plus naturel pour les États-Unis que l’isolationnisme, le repli sur soi (ou plutôt la concentration sur ce qu’ils estiment être leur pré carré stratégique et leurs intérêts vitaux). L’histoire de l’Amérique fermée sur elle-même est bien plus longue que celle de l’Amérique interventionniste.
De 1776 à la Première Guerre mondiale, la plupart des présidents ont évité de s’impliquer dans les affaires du monde. Même Woodrow Wilson, chantre de « l’internationalisme de croisade », selon Henry Kissinger, a été rejeté par son propre pays : le Congrès refusa le traité de Versailles et l’adhésion à la Société des Nations.
Ce n’est qu’en 1945 que l’Amérique s’est imposée comme leader du « monde libre », déterminée à contenir le bloc soviétique.
Une telle évolution aurait été méconnaissable aux yeux des premiers présidents. George Washington, dans son discours d’adieu de 1796, avertissait : « La nation qui nourrit à l’égard d’une autre une haine ou une affection habituelle est, dans une certaine mesure, esclave. » Il prônait la neutralité et rejetait les alliances permanentes – une vision bien éloignée de l’OTAN.
En 1821, John Quincy Adams mettait en garde contre la tentation d’intervenir à l’étranger : « L’Amérique ne doit pas toujours vouloir détruire des monstres étrangers. Elle est la bienfaitrice de la liberté et de l’indépendance de tous. Mais elle n’est le champion et le défenseur que des siens. Elle soutiendra la cause générale par le ton de sa voix et la sympathie bienveillante de son exemple. »
L’isolationnisme américain repose sur une idée simple : montrer l’exemple, mais ne pas intervenir.
Durant son premier siècle d’existence, la politique étrangère américaine fut définie par la doctrine Monroe : un équivalent diplomatique d'un "Défense d'entrer". Sphères d’influence distinctes, non-colonisation, non-intervention. En somme, un message clair : laissez les États-Unis tranquilles.
En février 1939, alors que la menace nazie était manifeste, le America First Committee rassemblait plus de 20 000 personnes au Madison Square Garden pour prôner la non-intervention. Loin d’être marginal, le mouvement comptait 800 000 membres.
L’isolationnisme a toujours été un puissant levier électoral. Carl Friedrich le soulignait déjà en 1942 dans The New Image of the Common Man : « L’Américain moyen fuit la politique étrangère… parce que ses décisions échappent à la compréhension du commun des mortels. »
Pendant ces siècles d’isolationnisme, l’Amérique était un modèle pour les révolutionnaires et les réformateurs européens. Mais après 1945, elle s’est installée en Europe avec ses bases militaires, son plan Marshall, son industrie et son way of life porté par Hollywood. Les États-Unis deviennent un "Empire by Invitation".
C’est à ce moment qu’elle s’attribue le rôle de gendarme du « monde libre », avec l’objectif d’endiguer, par tous moyens, l’adversaire soviétique et ses nombreux alliés.
Le principe de Washington de ne jamais conclure d’alliances a été mis au placard en 1949, lorsque les États-Unis s’engagèrent à défendre leurs alliés au sein de l’OTAN. À partir de là, un nouveau discours géopolitique s’est imposé : celui de la lutte contre le mal absolu, justifiant l’abandon de la doctrine Monroe.
L’exception américaine, autrefois perçue comme une voie démocratique unique, devint un modèle à imposer au reste du monde. De l’autonomie et de la participation citoyenne, la démocratie a été transformée en un produit d’exportation, un outil de consolidation du pouvoir américain.
Les guerres du passé étaient justifiées par la défense d’institutions spécifiques à l’hémisphère occidental, ou par la nécessité de repousser des menaces existentielles. Désormais, les États-Unis combattaient loin de leurs côtes pour préserver leur rôle de leader. John F. Kennedy proclamait : « Nous paierons n’importe quel prix pour assurer le triomphe de la liberté. »
C’est cette vision du monde, fondée sur une division binaire entre amis et ennemis, qui est aujourd’hui ancrée dans l’esprit de nos observateurs effarés, biberonnés au récit du sauveur américain. Ils l’associent à l’essence même des États-Unis, oubliant qu’un tel discours aurait été impensable pour les Pères fondateurs et pour la plupart des leaders nord-américains.
Le vieux monde, fatigué et dépendant, peine à accepter que le nouveau monde ne veuille plus voler à son secours. L’Amérique d’aujourd’hui a d’autres priorités. Le système international forgé après-guerre ne sert plus assez ses intérêts. Le pays vit une évolution interne que certains comparent à la transformation de la République romaine en l’Empire sous Auguste. Trump et surtout Vance jugent que l’Amérique est au bord de l’effondrement civilisationnel et qu’ils sont là pour la sauver.
Make America Great Again – et si les autres doivent payer pour cela, alors ils paieront, surtout ceux qui sont trop faibles pour résister à la pression : telle sera l’essence de la nouvelle doctrine Monroe.
L’État, c’est moi, semble dire Trump. Il ne se sent pas lié par les alliances et engagements de ses prédécesseurs – qu’il a qualifiés de « stupides » dans l’épique conversation du Bureau ovale. Il propose un accord qu’il juge honorable. Ses interlocuteurs à Kiev et Bruxelles le refusent ? Qu’ils se débrouillent sans les États-Unis. Qui ne seront pas perdants, puisque leur objectif de toujours – empêcher une grande alliance continentale en Europe – est atteint.
P.S.
Et le prix du commentaire le plus hilarant revient à un journaliste ayant fui la « guerre de Poutine » pour vivre dans le « monde libre ».
« Et pourquoi ne pas infliger aux États-Unis les mêmes sanctions que celles imposées à d’autres par l’Europe ? Bloquer les comptes des Américains dans les banques européennes. Les couper de PayPal. Refuser l’admission des adolescents américains dans les universités européennes. Interdire la circulation des voitures avec des plaques américaines (juste pour le plaisir, bien sûr). Pourquoi ne pas extraire les Américains manu militari des avions en direction des pays baltes et de la Pologne ? Geler les fonds des plus grands entrepreneurs américains dans les banques européennes, à moins qu’ils ne condamnent publiquement Trump dans les médias ?
Et tant qu’à faire, pourquoi ne pas exiger de ce peuple américain, manifestement en pleine crise de lucidité, d’assumer une responsabilité collective pour avoir porté au pouvoir un dangereux prédateur – et pour ne pas l’avoir renversé par des manifestations monstres ?
Pourquoi ne pas faire tout ça, après tout ? »
Parions que cette suggestion figurera au menu des innombrables « sommets de crise » à venir de nos vaillants dirigeants européens.

5 février 2025

LES RÉVOLUTIONS DE DONALD TRUMP

Natalia Routkevitch


- 5/2/2025 - « L'État centralisé, avec son autorité abstraite, accorde peu d’importance aux particularités locales. Il cherche l’uniformité dans la loi, le commerce et la culture, érodant ainsi les traditions qui donnent un sens à l’existence humaine. La véritable liberté ne peut perdurer dans un tel système, car elle repose sur l’autonomie des communautés, et non sur les diktats de bureaucrates éloignés. »
Cette phrase appartient à l’écrivain américain Allen Tate, qui l’a prononcée dans un article du recueil emblématique I'll Take My Stand (1930), manifeste de douze intellectuels du Sud des États-Unis critiquant l’expansion du contrôle de l’État moderne, les excès de l’industrialisation et du consumérisme, ainsi que l’uniformisation des modes de vie. Ils y plaidaient pour la décentralisation, la liberté individuelle, la préservation des traditions culturelles locales et du mode de vie rural. Ce manifeste constitue l’une des expressions les plus marquantes de la pensée des Southern Agrarians (Agrariens du Sud), qui défendaient l’héritage confédéré et les principes fondateurs de la Confédération américaine.
Parmi les soutiens actuels du Parti républicain et du tandem Trump-Vance, nombreux sont ceux qui voient en eux des défenseurs de traditions profondément ancrées dans l’histoire des États-Unis : la liberté face au pouvoir centralisé, le droit au port d’armes, l’attachement à l’éthique protestante et la préservation de l’identité locale. Pour les mouvements antifédéralistes et conservateurs, l’État bureaucratique et « thérapeutique » est perçu comme une tumeur cancéreuse, et ceux qui le renforcent sont qualifiés de « communistes ». Comme les auteurs de I'll Take My Stand, ils expriment la méfiance vis-à-vis des intellectuels progressistes, des institutions fédérales et des élites industrielles.
Trump et, plus encore, J.D. Vance ont cherché à séduire cet électorat. Dans son livre Hillbilly Elegy (adapté en série), Vance cite d’ailleurs I'll Take My Stand comme une source d’inspiration. Il insiste sur la nécessité de promouvoir l’autonomie et la mobilité sociale tout en réhabilitant les valeurs traditionnelles. Il déplore la disparition de repères essentiels tels que le travail, l’honneur et la discipline au sein de la classe ouvrière américaine, met en avant l’importance de la culture et de l’identité collective, et appelle à concilier traditions et exigences du monde globalisé et technologique.
C’est là que réside toute l’ambiguïté de la posture républicaine.
« Aujourd’hui, la plus grande menace pour la démocratie américaine, c’est la Big Tech », déclarait Vance en 2022 sur Fox News, dénonçant le pouvoir excessif des géants du numérique. Pourtant, cela ne l’empêche pas de collaborer avec des figures influentes du secteur. Il ne rejette pas la technologie en soi, mais estime qu’elle doit servir à construire une société plus conservatrice. Il soutient des initiatives visant à renforcer l’autonomie des individus et des communautés locales et considère – ou feint de considérer – la technologie comme un outil qu’on peut utiliser pour le rétablissement des valeurs qui lui sont chères.
Or, la technologie et la grande entreprise obéissent à leur propre logique de développement, bien éloignée des idéaux de l’Amérique profonde. Et la métamorphose de l'État-Léviathan en un monstre différent ne se fait pas au profit de l'autonomie locale ni de la restauration des valeurs traditionnelles.

    La révolution conservatrice ?

Beaucoup ont vu en Trump un rempart contre les dérives wokistes, au point d’être subjugués par une gratitude démesurée pour avoir bousculé les dogmes déconstructionnistes et réaffirmé des évidences de bon sens. Ses simples mots sur l’existence de deux genres (et non 56) ont provoqué un immense soulagement, comme si le brouillard toxique du politiquement correct et de la censure s’était dissipé pour de bon.
Mais si le libéralisme globaliste a perdu une bataille, il n’a pas perdu la guerre. Trump a été élu avec une large majorité, mais près de la moitié des Américains restent dans le camp adverse. L’Europe, où cette idéologie est profondément ancrée dans les fondements de l’Union européenne, est particulièrement désemparée. Ce séisme politique ne fera qu’exacerber les tensions.
Néanmoins, les élites économiques qui font aujourd’hui allégeance à Trump en dénonçant le wokisme, l’inclusivité, le fact-checking et la discrimination positive n’hésiteront pas à retourner leur veste dès le retour des démocrates. Ce ne sont peut-être que les Cent-Jours de nos Gérard de Villefort du grand business.
Mais l’essentiel est ailleurs : malgré sa rhétorique sur les valeurs traditionnelles, Trump n’est pas un conservateur et n’a pas d’agenda véritablement conservateur. Son discours sert de paravent à un projet bien plus ambitieux : la transition vers la Corpocratie.
Quelques jours après leur prise de fonction, le duo Musk-Trump a incité massivement les fonctionnaires fédéraux à démissionner. Il s’agit là d’une marche ultralibertaire visant à accélérer la démolition de l’État classique pour instaurer un « État-Entreprise ». Cette dynamique est portée par les grandes multinationales et le capitalisme des plateformes, en particulier les géants du numérique.
Pour Elon Musk et d’autres figures du capitalisme numérique, les politiques identitaires ne sont qu’un gaspillage de ressources. Ils ne cherchent pas à restaurer un ordre ancien, mais à instaurer un ordre nouveau, fondé sur l’efficacité économique. À leurs yeux, l’agenda progressiste est une impasse. Pour que l’Amérique redevienne une puissance dominante, il faut en finir avec ces entraves inutiles. Ce n’est pas une question de valeurs traditionnelles, mais de gestion rationnelle du capital.
Ce modèle repose sur un libertarianisme radical et la doctrine de « l’État minimal » : réduction de la « charge de l’État », baisse des impôts (en particulier pour les multinationales), diminution des dépenses sociales, et un État réduit à une fonction de « veilleur de nuit » (minarchisme). Il s’accompagne d’une vision d’un « État dans un smartphone », où les services publics seraient entièrement privatisés et digitalisés.
À long terme, des institutions essentielles comme la santé publique ou la défense civile pourraient être totalement supprimées, tandis que l’éducation, la médecine, la justice, la recherche et les douanes se verraient gérées de manière privée. Dans ses formes les plus extrêmes, même le service de police pourrait devenir privé.
Dans cette optique, ce à quoi nous assistons, ce n’est donc pas une révolution conservatrice, mais comme exprimé par certains observateurs, une « seconde révolution bourgeoise » ou une « révolution contre le politique ». La première révolution a eu lieu au XVIII siècle contre les privilèges féodaux et les entraves venant du pouvoir monarchique. La seconde révolution se fait contre la démocratie en tant que telle (R. Belkovitch).

    L’État-Entreprise

Dans Le Temps de l’État-Entreprise (2016), Pierre Musso définissait le Politique comme la fiction articulant la souveraineté sur la communauté et assurant la liaison entre la société civile et les institutions pour maintenir la cohésion sociale. Il voyait en Trump, Macron et Berlusconi les figures pionnières de l’État-Entreprise, catalysant la transition vers une corpocratie et l’avènement du pouvoir des grandes corporations transnationales. Les qualifiant d'« anti-politiques en politique », il démontrait que l’État et l’entreprise ne sont plus séparés, mais fusionnent en une entité hybride, mêlant régulation publique et logique capitaliste.
Quelle est l’idéologie ou le credo de Trump ? Selon Musso, c'est avant tout le credo managérial de l’efficacité, qui est fondamentalement anti-politique. L’État n’est plus un simple régulateur ou garant du bien commun ; il devient un acteur économique direct, adoptant les pratiques managériales des grandes entreprises. La technicité, dans ce cadre, est présentée comme une réalité neutre et objective, aveugle à toute dimension civilisationnelle. Sa seule vérité réside dans l’action efficace. L’utilité économique du politique se substitue à sa légitimité. Le gouvernement doit désormais être dirigé et géré comme une entreprise.
Elon Musk s’impose aujourd’hui comme un acteur politique mondial, intervenant sur tous les sujets et suscitant à la fois stupéfaction et indignation. Cette situation découle naturellement de l’emprise croissante des entreprises sur l’État, progressivement corrompu et soumis à leur logique.
L’économiste John K. Galbraith, en parlant, il y a une vingtaine d’années, de l’alliance entre l'État et les grandes entreprises, soulignait cette mutation : l’État-prédateur est une post-démocratie régie par les intérêts des lobbies et de la classe prédatrice composée de cadres supérieurs d’entreprises. Cette nouvelle oligarchie a décidé de s’emparer de l’État pour le gérer en fonction de ses besoins propres. Loin de limiter l’emprise du gouvernement sur l’économie, l’État-prédateur vise à l’approfondir, détournant ainsi l’action publique et les fonds publics au profit d’intérêts privés. Si le discours officiel reste libéral, c’est précisément pour masquer cette forme perverse d’étatisme mise au service des grands groupes.

    Comment s’opère cette conquête ?

En exploitant les sentiments antigouvernementaux profondément enracinés, les élites actuelles et leurs alliés de la Big Tech accélèrent l’avènement de la Corpocratie, un État-Entreprise remplaçant l’État-Léviathan. La rhétorique « antisystème » séduit les laissés-pour-compte de la mondialisation, mais elle ne fait que substituer une bureaucratie à une autre – celle des « managers efficaces » et des dirigeants de grandes entreprises.
Portée par un discours populiste, la campagne électorale rallie un large électorat, tandis que la nouvelle classe dirigeante justifie son ascension par la nécessité de combattre le « Léviathan étatique ». Jugée inefficace, l’ancienne bureaucratie est démantelée et remplacée par des « managers performants » issus du secteur privé, dont les rémunérations explosent sous prétexte d’efficacité et de transparence.
À mesure que les grandes entreprises prennent le pas sur l’État, les inégalités se creusent : une minorité privilégiée accapare l’essentiel des richesses, tandis que la majorité voit ses intérêts relégués au second plan.
Il y a quelques années, le géographe américain Joel Kotkin mettait en garde contre une nouvelle tyrannie oligarchique dominée par les milliardaires de la tech. Selon lui – et d’autres, comme Yanis Varoufakis, auteur des Nouveaux serfs de l’économie (2024) – le capitalisme classique a cédé la place à un « techno-féodalisme » où une poignée de nouveaux seigneurs exerce un pouvoir démesuré. Aux États-Unis, cinq entreprises détiennent la majeure partie du capital, tandis qu’une poignée de magnats de la tech, âgés en moyenne d’une quarantaine d’années, possèdent des fortunes de plusieurs dizaines de milliards de dollars. « Nous devrons vivre sous leur influence toute notre vie », avertissait Kotkin.
Ce bouleversement s’explique par la mondialisation et la financiarisation de l’économie. La délocalisation industrielle vers la Chine a coûté 1,5 million d’emplois au Royaume-Uni et 3,4 millions aux États-Unis, affaiblissant les classes moyennes, autrefois pilier du capitalisme libéral.
Dans The Coming of Neo-Feudalism (2016), Kotkin déplorait également l’alliance de ces féodaux tout-puissants avec le « clergé intellectuel » wokiste. Il plaçait quelques espoirs dans une nouvelle génération de jeunes conservateurs – tels que Josh Hawley, J.D. Vance ou Marco Rubio – qu’il considérait capables de défendre les classes populaires tout en s’opposant à la révolution culturelle de la gauche. Dans un article récent du Figaro, il se réjouissait de la scission de l’oligarchie en deux camps, estimant qu’elle forcerait les élites à nouer des alliances au-delà de leur propre cercle et à prendre en compte les intérêts de la classe moyenne, au cœur des slogans électoraux.
Ses espoirs sont-ils fondés ?
Les nombreuses promesses faites aux ouvriers, aux cols bleus et aux hillbillies déclassés par la mondialisation seront-elles tenues ? C’est précisément sur leur soutien que Trump et Vance ont bâti leur stratégie électorale.

    American dream

On ne peut nier que Trump nourrit une certaine nostalgie pour l’âge d’or de l’Amérique, ni ignorer qu’il incarne et ravive certains de ses mythes fondateurs. C’est le mythe du self-made man, celui de la frontier toujours repoussée, d’une modernité sûre d’elle et conquérante, d’un progrès technique sans limites et d’un messianisme fier. Trump rêve des années 1960-1970, d’un « âge doré américain » qu’il voudrait restaurer.
Mais dans leur version 2.0, ces mythes sont profondément déformés. L’Amérique n’est plus la même, le monde non plus. La mobilité sociale est faible, la classe moyenne menacée. Trump n’est pas un self-made man, quoi qu’il en dise. Aujourd’hui, repousser la frontier, est-ce envahir le Canada ou le Groenland ? Est-ce conquérir l’espace à coups de projets privés portés par les ambitions personnelles de milliardaires ?
Il y a une cinquantaine d’années, le monde occidental a connu un bouleversement majeur, bien que passé inaperçu. Et comme le dit le dicton, il est impossible de reconstituer la viande une fois hachée.
« L’idée du progrès est la plus morte des idées mortes », écrivait déjà Lewis Mumford en 1932, et le siècle qui a suivi lui a donné raison. Désormais, le progrès rime davantage avec précipitation vers la catastrophe, avec un hédonisme égoïste et irresponsable. Quand on parle de progrès, on pense à Don’t Look Up.
Derrière les discours nostalgiques de Trump et Vance, qui résonnent chez une partie de l’électorat, se profile une Amérique bien différente. Dans cette nouvelle réalité, les hillbillies risquent de rester aussi marginalisés que dans l’ouvrage éponyme de J.D. Vance.
Tout laisse croire que les oligarques du XXIᵉ siècle, fascinés par la technologie et le transhumanisme, se montreront indifférents aux questions de démographie, de mobilité sociale et de pauvreté. Bien plus éloignés du peuple que les industriels d’autrefois, ils se distinguent par une ignorance historique et culturelle frappante, qui, selon Kotkin, les rend plus dangereux que l’ancienne aristocratie.
L’influence des oligarchies modernes est accrue grâce à la technologie, qui leur confère un contrôle toujours plus grand sur nos pensées, nos lectures et nos écoutes. Henry Ford et Andrew Carnegie n’étaient pas des gentils, mais ils ne dictaient pas notre façon de penser. Une tyrannie appuyée sur la technologie ne peut être défaite, disait Aldous Huxley.
L’ignorance – si ce n’est l’indifférence – envers les enjeux historiques et culturels va de pair avec un autre trait propre aux dirigeants qui administrent leur État comme une entreprise : le décisionnisme. Ce mode de gouvernance autoritaire repose sur des décisions tranchées, prises sans égard pour les conséquences à long terme. Intelligence artificielle, cryptomonnaies, fiscalité, licenciements massifs de « bureaucrates inutiles »… Autant de mesures dans l’air du temps, rentables à court terme. Et après ? Qui s’en soucie ?
La politique est saisie par l’Entreprise. Dans la start-up Nation, l’État, les corps intermédiaires et les assemblées sont perçus comme des freins à l’efficacité – des obstacles à éliminer.
Une gouvernance résolument anti-politique s’installe.

    L’Empire du Management

La corpocratie apparaît comme l’aboutissement du post-capitalisme contemporain, une mutation profonde et fascinante, rendue possible – voire inévitable – dans une société éclatée, celle des individus atomisés, qui a pris forme il y a une cinquantaine d’années avec l’effondrement du cadre religieux.
Cet effondrement lui-même s’inscrit dans le prolongement de l’évolution politique occidentale, que Pierre Musso résume en trois décapitations successives : celles de Dieu, du Roi et du Peuple.
Il en résulte une dissolution du symbolisme, un renoncement à l’incarnation d’origine théologique, et la disparition du grand mystère de la religion politique. La question du "pourquoi" a été supplantée par celle du "comment", entraînant un aplatissement du politique et l’avènement d’un homme unidimensionnel.
Le vide laissé par la mise entre parenthèses du questionnement métaphysique – relégué à la sphère privée – n’a pu être comblé que provisoirement par des artifices techniques. L'animal artificiel de Hobbes, ce monstre mécanique qu’est l’État, ainsi que l’illusion de la Nation, n’ont été que des substituts fragiles, voués à l’obsolescence programmée.
La substitution de la représentation à l’incarnation n’a pas produit les résultats escomptés. La société se fragmente, faute d’une finalité supérieure qui en assurerait la cohésion.
« Le "clou symbolique" est défaillant : la politique ne parvient plus à relier les fins et les moyens, le pourquoi et le comment, la foi et la loi », écrit Pierre Musso.
Dans la conclusion du « Temps de l’État-Entreprise » il résume ainsi la problématique fondamentale liée à l’avènement de l’État-Entreprise :
« Le rideau tombe. La forme vide de la raison a triomphé. Le technicisme s’est abattu. La surrationalité s’impose à l’Occident. L’homme est gouverné par une seule mesure. La fonction symbolique du politique est en cours de migration vers la Grande Entreprise, sans territoire et globalisée. De décapitation en décapitation – des dieux, de Dieu, du Roi, du Peuple et enfin de la représentation elle-même – il ne reste qu’une seule tête politique, télé-réelle : celle du chef, faiseur de miroirs présentés aux citoyens-téléspectateurs-consommateurs-électeurs.
Berlusconi, Trump et Macron théâtralisent le corps du chef, la représentation-miroir, le double corps du souverain-manager, l’État-Entreprise, l’anti-politique en politique, et finalement la contestation de la religion politique sécularisée par la religion industrielle désécularisée.
Depuis le milieu du siècle des Lumières, la phobie libérale de l’État ne cesse de s’amplifier, et l’industrialisation l’a poussée à son paroxysme dans la recherche d’une marginalisation, d’une extinction, voire d’une aboliton. La religion industrielle séculière domine à son tour la religion politique, qui s’était imposée entre le XVIᵉ et le XVIIIᵉ siècle contre l’Église. La grande entreprise, devenue Corporation et même surcorporation transnationale, diabolise et pousse sa concurrente, l’institution étatico-politique, vers la marginalité, en la soumettant au paradigme cybernétique et au dogme managérial au nom de la rationalité ultra-techniciste.
Si l’État est exclu, la Corporation peut-elle devenir le nouveau Tiers garant (le « pourquoi ? ») indispensable à la structure ternaire qui fait tenir toute société ? Crée-t-elle de nouvelles divinités technoscientifiques susceptibles de jouer le rôle symbolique de garant ?
Que deviendra la conscience humaine si son pouvoir explicatif est dépassé par l’IA et que les sociétés ne sont plus en mesure d’interpréter le monde dans lequel elles habitent ? »

    Le bruit et la fureur

La géopolitique de la corpocratie s’oppose aux approches traditionnelles, fondées sur des valeurs ou des intérêts nationaux à long terme. Vraisemblablement, l’avenir de la politique étrangère américaine sera de plus en plus déterminé par les intérêts des multinationales – les véritables bénéficiaires des transformations en cours.
À l’international, la révolution trumpienne agit avant tout comme un catalyseur de la destruction de l’ancien monde. Elle accélère les processus de déstructuration et pousse chaque acteur à clarifier sa position, à définir son essence, à révéler ses intérêts vitaux et ce pour quoi il est prêt à se battre. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Union européenne se retrouve désemparée : dépourvue d’une identité propre (si ce n’est celle de tolérer toutes les identités), elle peine à formuler un intérêt commun, si ce n’est la volonté tacite de ne pas avoir à décider, de ne pas grandir, de rester dans le « monde d’avant ». Les déclarations grandiloquentes de ses dirigeants ne convainquent personne. Qui, en Europe, est prêt à sacrifier son pouvoir d’achat pour des « valeurs européennes » ? Quelles sont d’ailleurs ces « valeurs européennes », à part un attachement à un pouvoir d’achat relativement élevé, garanti pendant des décennies par le coût très modéré de la protection américaine, des ressources russes et des importations chinoises ?
Tout cela est fini, ou sur le point de l’être. Le réveil est brutal.
L’effondrement fracassant du système international et de ses institutions, qui se déroule sous le regard médusé des alliés américains et mi-amusé des autres, qui ne vivent pas aux crochets de Washington et de USAid, est le prolongement de la même approche brutale, entrepreneuriale et transactionnelle – « You are fired ». « I won’t pay for you ». « What do I get in return ? » « Deal with it yourself ! » Le vrai visage de la domination, dissimulé sous les apparences du rules-based order, transparaît clairement.
Si la révolution « trumpienne » s’avère être, avant tout, la deuxième révolution bourgeoise et l’accélération d’une marche libertarienne vers une corpocratie dirigée par des divinités techno-scientifiques, alors ceux qui cherchent une autre voie – différente à la fois du projet libéral-globaliste-wokiste et de la corpocratie des millionnaires transhumanistes – doivent sortir du bois.
Et si le véritable enjeu n’était pas de rivaliser avec les États-Unis en développant des technologies comparables, ni de les imiter en tant que champions du bon sens et du réalisme politique, mais d’offrir un projet politique fondamentalement différent ?
Verra-t-on émerger une alternative qui serait réellement celle dont rêvent de nombreux citoyens attachés à leurs héritages locaux ? Une alternative fondée sur un conservatisme ontologique, tel qu’il a été défini par Gunter Anders, Albert Camus ou Nikolaï Berdiaev : non pas un mouvement visant à refaire le monde, mais à empêcher que le monde et l’humain ne se défassent complètement.
Qui seront les acteurs en mesure de déclarer résolument « I’ll take my stand » ?
La véritable révolution ne serait alors ni une révolution bourgeoise, ni un simple retour au bon sens, mais une quête d’autres Lumières que celles brandies par la statue de la Liberté. Trop longtemps, nous avons cru que ces flammes étaient les seules capables d’éclairer et de réchauffer l’humanité.