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29 juillet 2025

Natalia Routkevitch


"On a les Lumières qu’on peut, notre époque se sera éclairée à la pollution lumineuse".

Le 29 juillet 2024, disparaissait Annie Le Brun, à un moment où les grands thèmes de son œuvre – destruction du sensible, illusion subversive de l’art contemporain, marchandisation de l’art et esthétisation de la marchandise – résonnaient plus que jamais avec l’actualité.

Essayiste, philosophe, spécialiste de l’œuvre de Sade, Annie Le Brun est restée, toute sa vie, « à part », en marge. Refusant d’être un rouage d’un système qui la révoltait, elle avait délibérément choisi de ne pas emprunter la voie universitaire à laquelle elle était pourtant promise.

La force des propos d’Annie Le Brun, la beauté de son langage et l’érudition qui les portait ont marqué les esprits. Empreintes d’une rare sensibilité poétique, ses paroles se sont révélées, avec le temps, comme celles de l’une des critiques sociales les plus profondes de notre époque.

Une voix indispensable pour comprendre l’aliénation qui est la nôtre.

La mort du beau

Ayant récemment visité les studios Harry Potter à Londres, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ses propos durant cette longue traversée. Car s’agissant des enfants et des jeunes, il est particulièrement saisissant de voir à quel point l’hégémonie utilitariste a pris possession de l’imaginaire, a colonisé les sentiments pour les remplacer par des sensations, chassant minutieusement « tout ce qui n’a pas de prix ».
La magie du conte de fées est annihilée, absorbée par la marchandisation et le self-branding omniprésents. Boutiques et espaces commerciaux pullulent partout, occupant parfois une surface plus vaste que celle de l’exposition elle-même.
Tout est conçu pour nourrir deux passions fondamentales de notre époque – celles qui font carburer le monde : la cupidité et la vanité. Le visiteur est sans cesse sollicité : acheter, ou se mettre en scène pour publier ses images sur les réseaux.

Dans ses travaux, Annie Le Brun dissèque l’offensive menée par la finance et une certaine industrie de l’art contemporain, qui transforme toute création en marchandise.

À l’instar de Bernanos, qui écrivait : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » ou de Pasolini qui voyait dans la société de consommation un ordre répressif d'une puissance inégalée, Le Brun considère l’extension du domaine marchand comme une nouvelle forme de violence – un poison diffus qui envahit toutes les sphères de l’existence intérieure, étouffant peu à peu tout ce qui, précisément, n’a pas de prix.

« C’est la guerre. Une guerre qui se déroule sur tous les fronts et qui s’intensifie depuis qu’elle est désormais menée contre tout ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur. S’ensuit un nouvel enlaidissement du monde. Car, avant même le rêve ou la passion, le premier ennemi aura été la beauté vive, celle dont chacun a connu les pouvoirs d’éblouissement et qui, pas plus que l’éclair, ne se laisse assujettir.

Y aura considérablement aidé la collusion de la finance et d’un certain art contemporain, à l’origine d’une entreprise de neutralisation visant à installer une domination sans réplique. Car beauté et laideur constituent des enjeux politiques.
Jusqu’à quand consentirons-nous à ne pas voir combien la violence de l’argent travaille à liquider notre nuit sensible, pour nous faire oublier l’essentiel, la quête éperdue de ce qui n’a pas de prix ? » - écrit-elle dans "Ce qui n'a pas de prix; beauté, laideur et politique" (2018).

Puissance de la falsification

L’humanité a connu des époques plus violentes, plus sanguinaires, plus tragiques que la nôtre. Mais rarement a-t-on vu une époque aussi profondément pénétrée de mensonge, de duplicité, de fausseté.

Le monde du Spectacle intégral – le nôtre – est un tissu de simulacres, de fictions, de promesses non tenues, d’espoirs injustifiés. Tout y est faux : la nourriture, joliment emballée et abondante, mais nocive et source de maladies ; les objets, d’une incroyable diversité, mais conçus pour tomber en panne, se démoder, polluer l’environnement ; la propriété, souvent illusoire, car on ne possède que l’accès, non le bien lui-même ; les informations, en flot continu, mais déformées, biaisées, etc.

Faux amis, faux visages, faux corps…

Appels et courriers de faux facteurs, des fausses assurances, de faux impôts…

Nous sommes épuisés à trier le vrai du faux, contraints d’être sans cesse méfiants, bientôt même envers des voix familières qui pourraient être des imitations.
Les enseignants reçoivent les copies qu’ils peinent à attribuer : ont-elles été écrites par un élève ou générées par l’intelligence artificielle ?

Le présent de l’homme moderne n’a plus rien d’authentique.

« Des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée… nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose », écrit Le Brun qui ne fait pas de différence entre nourritures terrestres et nourritures morales : les mots sont eux aussi dénaturés, mis au service du blanchiment des idées.
Elle évoque ces termes vidés de leur sens – éthique, déontologie, mémoire – qui travaillent désormais contre l’idée qu’ils sont censés exprimer.

Ce « blanchiment des idées » est particulièrement visible dans le langage politique.
Nous évoluons dans des systèmes oligarchiques techno-totalitaires, parmi les plus inégalitaires qui aient existé, et nous continuons pourtant à les appeler démocraties, persuadés de vivre, sinon dans le meilleur des mondes, du moins dans un régime du moindre mal.

Se développant rapidement, les métastases du Spectacle intégral ont pénétré chaque recoin de la vie.

L’image a remplacé l’imagination.
Les sensations ont remplacé le sensible.
La beauté singulière est effacée par une beauté synthétique qui gomme toute singularité ; elle est noyée dans le flot d’images de « jolitude » et de « mimitude ».

Le beau – comme le vrai – ne résiste pas à cette censure par le gavage, forme moderne et insidieuse de censure.

Censure par gavage

La censure par gavage est devenue l’un des traits fondamentaux de nos sociétés. C’est une censure inédite, non par le manque – comme le pratiquaient les dictatures d’autrefois – mais par l’excès. Tout est noyé dans un flot continu, indifférencié qui engloutit tout sur son passage, rendant impossible toute distinction entre le bon grain et l’ivraie. Rien ne résiste à cette forme de censure, terriblement plus efficace que celle par rareté.

- « Ce trop de réalité se manifeste d’abord par une forme de censure inédite, qui ne repose pas sur le manque mais sur l’excès : une censure par l’excès, d’abord liée aux impératifs de la marchandisation à outrance voulue par la rationalité technicienne, qui détermine désormais toutes les formes de consommation. Celle-ci, devant s’imposer en simulacre de liberté, ne laisse aucun domaine à l’abri de ce devoir d’engorgement, qu’il s’agisse de l’alimentation, de l’information ou de la sexualité… Jusqu’à ce que cette censure par le gavage devienne une mobilisation à plein temps, équivalant à une expropriation de soi-même. Et ce dressage commence dès le plus jeune âge. Car, au-delà des jouets d’une laideur particulièrement agressive dont l’enfance est aujourd’hui submergée, aucun instant ne lui est laissé. Voilà les tout-petits comme les plus grands d’emblée condamnés à “vivre sans temps morts”. Quand ce ne sont pas les consoles de jeux, c’est une multiplicité d’activités ludiques, culturelles ou sportives qui leur enlève le temps de rêver », écrit-elle.

Le trop-plein rend l’air plus irrespirable encore que le silence imposé d’en haut.
De cette censure par gavage naît un sentiment d’étouffement quasi permanent, accompagné d’une impression d’impuissance totale à rétablir ne serait-ce qu’un fragment de vérité.
Face aux mensonges – surtout lorsqu’ils touchent un sujet que l’on pensait un peu connaître –, l’envie de réagir, de corriger, d’expliquer surgit…
Mais très vite, submergé par le flot incessant du prêt-à-penser, on renonce, et l’on se replie dans le silence.

Dans cette infobésité, les analyses éclairantes, les manifestations de sagesse et lucidité ne sont pas prohibées mais dissoutes, absorbés par le Spectacle, digérés, neutralisés, puis réintégrés comme accessoires d’un système dont le seul but est de durer.
Autrefois, on voulait interdire, censurer, réduire au silence. Aujourd’hui, il suffit de noyer, d’invisibiliser, de repousser dans les marges.

« Tout se tient »

Le mérite de Le Brun est d’avoir montré que l’esthétisation du monde s’est imposée comme un instrument redoutablement efficace au service de ce nouvel ordre fondé sur le déni. D’abord par son pouvoir de masquer les contradictions, mais aussi par sa capacité à falsifier, en formatant êtres et choses à travers une « beauté de synthèse » propre à annihiler toute singularité.

« Cela vaut autant pour les objets et les lieux que pour les individus. L’industrie du tourisme, qui participe à cette cosmétisation du monde, en est un exemple, en accentuant paradoxalement son enlaidissement. En réalité, des lèvres botoxées à l’exploitation du passé, du body-building aux réaménagements urbains, les effets ordinaires de cette guerre contre ce qui n’a pas de prix sont innombrables, menaçant la totalité de notre vie sensible ».

Elle ne dissocie pas le destin de notre imagination de celui de notre environnement physique. Aux efforts déployés pour « déboiser, ratisser, niveler, baliser » le domaine sensible correspondent ceux visant à uniformiser et à soumettre notre monde aux logiques consuméristes.

« Comment ne pas être frappé par la simultanéité de cette entreprise de ratissage de la forêt mentale avec l’anéantissement de certaines forêts d’Amérique du Sud sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes ? Et comment douter que la rupture des grands équilibres biologiques qui s’en est suivie ne corresponde pas à une rupture comparable des grands équilibres sensibles dans lesquels notre pensée trouvait encore à se nourrir ?

(…) Une des plus graves formes d’aliénation aujourd’hui réside dans le fait de ne pas voir que tout se tient, la culture de masse correspondant au crabe reconstitué, le matraquage médiatique aux pluies acides, le relookage des villes à la chirurgie esthétique… Reste que tout cela ne vient pas seulement du méchant capitalisme, mais résulte d’une conception utilitariste de la vie que l’Occident a élaborée, siècle après siècle, et que la théorie révolutionnaire n’a jamais vraiment remise en cause, puisque c’est essentiellement à partir des rapports économiques que s’est développée une critique sociale dont l’aspiration au Progrès aura été la force motrice. Tout se passant même comme si cette pensée critique avait cru gagner son efficacité, sinon sa dignité, à s’éloigner du monde sensible. »

C’est là que réside, à mon sens, un autre point capital : l’impuissance et l’artifice des solutions de gauche, aussi radicales soient-elles. Une alternative économiste n’est qu’un faux-semblant.

L’impossibilité de s’attaquer aux racines du problème par des arguments économiques, l’impasse socialiste qui réclame la redistribution tout en restant enfermée dans la même logique, deviennent évidentes. Ce n’est pas la révolution des démunis, mais un changement total « d’une conception utilitariste de la vie que l’Occident a élaborée » que l’auteur suggère succinctement.

Elle invite à concevoir notre civilisation non pas comme le nec plus ultra, ni comme le « meilleur des mondes », ni même comme un « empire du moindre mal », mais comme une barbarie inédite, d’une puissance inégalée, corrosive, insidieuse, omniprésente...

Annie Le Brun fait partie de ces penseurs dissidents de l’Occident, rejoints par des intellectuels d’hier et d’aujourd’hui venus d’autres cultures, qui devraient être explorés par ceux qui cherchent à entrevoir les bases d’une véritable alternative.