Alexis Haupt
Philosophie
"Étant un autoritarisme numérique, le crédit social chinois est un système autoritaire très vicieux en cela qu’il rend impersonnel l’autoritarisme. Avec ce nouveau genre d’autoritarisme, l’homme reçoit les interdictions et restrictions directement par l’outil numérique. Il n’est plus seulement puni par l’homme mais aussi par la machine. Ce n’est plus seulement le policier qui l’empêche d’accéder à tel lieu ou de retirer de l’argent au guichet de banque, mais son smartphone ! Cet aspect impersonnel a toute son importance.
En effet, Milgram lui-même avait déjà remarqué que lorsque l’autorité malveillante demandait d’obéir à un ordre, le cerveau humain avait tendance à oublier que cet ordre avait initialement été pensé par des humains et finissait par obéir comme s’il émanait d’une force dépassant l’Homme. Comme s’il n’y avait pas d’autres options que celle d’obéir. Le psychologue américain a appelé ce phénomène le « contre-anthropomorphisme ». C’est-à-dire le fait de se « refuser à voir l’homme derrière les systèmes et les institutions ».
Partant des travaux de Milgram, qui nous informe que les hommes ont tendance à tendre vers ce phénomène de contre-anthropomorphisme quand ils reçoivent un ordre, pensez bien que lorsque ce sera une intelligence artificielle qui vous refusera l’accès à un endroit parce que votre QR code n’est pas valide, les hommes se résigneront vite à cette situation comme si elle était une fatalité, en oubliant que ce sont des humains qui sont à l’origine de cette restriction informatisée.
Je soutiens que le crédit social accentuera le phénomène de contre-anthropomorphisme dont nous parlait déjà Milgram. Après tout, n’est-ce pas en partie ce phénomène qui opère chez des gens quand ils obéissent consciemment à de mauvaises règles en disant « c’est la loi » ? Je pense que c’est en partie ce phénomène qui explique pourquoi des personnes à qui l’on dit que la démocratie représentative ne leur offre que le droit de choisir des maîtres rétorquent « le système est ainsi, nous ne pouvons rien y faire ». Ces gens prennent ce régime politique pour une fatalité. Ils s’y habituent jusqu’à finir par ignorer ou oublier que ce sont des êtres humains comme eux qui sont à l’origine de ces règles du pouvoir. C’est comme si lesdites règles leur tombaient du ciel, rendant les choses inaltérables, alors qu’ils pourraient bel et bien les changer en faisant une chose toute simple : en le voulant.
Eh oui, la recette pour qu’un peuple se donne en servitude lui-même est simple : faites-le naître au sein d’un régime politique en lui disant « voilà les règles de la cité démocratique », je veux dire, faites-lui passer un contrat tacite en ce qui concerne le régime politique du pays où il naît, et alors le phénomène de « contre-anthropomorphisme » aura lieu. Ce phénomène a cela de vicieux qu’il met dans l’esprit des gens qu’un contrat est signé entre eux et l’autorité. Un contrat leur demandant de suivre les règles dudit contrat. Alors les gens, inconsciemment, continuent de se soumettre aux règles du contrat jamais signé, sans jamais intérioriser l’idée qu’ils pourraient très bien quitter ce jeu auquel ils ne se sont jamais engagés contractuellement. Le contrat tacite induit un engagement tacite. C’est une arme redoutable pour faire obéir les gens ou pour les faire adhérer à tout système sans esprit critique.
Ce phénomène est une cause sérieuse de la servitude volontaire. Quand l’homme sera capable de courage, d’audace intellectuelle, c’est-à-dire d’oser remettre en question les leçons, les dogmes, les règles ou la doxa, alors il sera non seulement souverain intellectuellement, mais il connaîtra la démocratie. C’est en effet cette audace intellectuelle qui fera naître sa capacité à remettre en question le récit de l’autorité qui lui explique depuis sa naissance ce qu’est la démocratie, et qui lui permettra d’intérioriser l’idée : « Ai-je signé un jour un accord pour évoluer au sein de ce régime politique ? »."