Gabriel NerciatS'il y a bien une chose qui m'a toujours exaspéré, c'est cette forme de bêtise latente, de philistinisme agressif et borné qui consiste, sous couvert d'universalisme moral (je suis le premier à dire que Rousseau et Kant comptent parmi les plus grands génies de l'Occident, mais alors les rousseauistes et les kantiens c'est rarement le cas) à ne pas savoir ou plutôt vouloir différencier et hiérarchiser la qualité des mérites ou des fautes au nom desquels on prétend juger les individus.
Par exemple, ce qui vaut pour un artiste ou même un philosophe ne vaut pas pour un homme d'Etat ou un homme d'Eglise (par exemple).
Le fait qu'un écrivain ou un métaphysicien, même s'il veut passer pour le meilleur des hommes, mente sur lui ou plus souvent ne dise qu'une partie de la vérité, voire qu'il assume un certain nombre de contradictions dans sa vie ou dans son oeuvre, n'a rien pour me choquer – et ne devrait à vrai dire choquer personne de suffisamment érudit, civilisé ou intelligent (laissons les militants woke et les ligues de vertu coasser entre eux et ne les imitons pas).
Comme l'a rappelé ce matin Régis Debray au micro d'Alain Finkielkraut, un grand artiste n'a pas besoin d'être (en plus) un type bien pour être admiré comme un grand artiste.
J'ajouterais : même un artiste moyen qui a su produire quelques oeuvres de valeur (c'est dans cette catégorie que je classerais, pour ne citer qu'eux, Philippe Sollers, qui vient de nous quitter, ou Roman Polanski).
Je ne suis même pas loin de penser que chez certains auteurs c'est en partie la tension, consciente ou inconsciente, qui résulte de l'écart entre leurs idées et leurs actions, ou entre leur morale et leur tempérament, qui contribue à la valeur de leurs oeuvres (qu'on pense à Platon, à Tolstoï, à Gide, à Malraux, à Montherlant, à Julien Green, à Picasso, à Deleuze, etc.).
J'évoquais Rousseau à l'instant, mais tous les sermonneurs que j'ai entendus depuis des lustres me dire : "Ah, Rousseau ! Mais quand on a abandonné ses enfants à l'Assistance publique, on s'abstient de donner des leçons de vertu aux autres ou de protester de sa bonté comme si de rien n'était..." me font l'effet d'imparables idiots, de crétins somptuaires.
Même quand on leur explique que sans lui et ses Confessions, personne n'aurait jamais su qu'il avait abandonné ses enfants – lesquels, d'ailleurs, n'étaient sans doute pas tous biologiquement les siens –, ils ne démordent pas de leurs convictions, les sots.
Idem pour Hugo, Céline, Genet, Aragon, Morand, Rebatet, même Sollers, donc, avec Mao ou l'affaire Matzneff.
Mais comment ont-ils pu ?...
Ils ont pu, c'est tout ce qui compte, pauvre Perrichon, et rien ne permet d'affirmer, comme le voulait Philippe Muray, que Céline aurait été capable d'écrire Le Voyage ou Mort à crédit s'il n'avait pas été aussi capable de devenir l'auteur de Bagatelles.
En revanche, il en va tout à fait différemment pour ceux qui dirigent un Etat, votent des lois ou se retrouvent investis d'une fonction morale, prescriptive ou sacerdotale dans un cadre institutionnel ou même médiatico-culturel.
Un type qui se fait élire au nom d'une doctrine ou d'un projet et qui fait exactement, en tout, le contraire une fois qu'il est devenu président ou Premier ministre – Jacques Chirac a été le cas le plus emblématique sous la Ve République – n'a droit à aucune excuse ni aucune circonstance atténuante.
Idem pour ceux qui prétendent éviter la division d'un peuple ou d'une nation, et qui sciemment font tout pour l'intensifier et l'exaspérer jusqu'à engendrer des pulsions insurrectionnelles et violentes irréversibles (voyez à qui je pense).
Et ne parlons même pas de tous les Tartuffes de toutes les confessions religieuses – comme de la plupart des coteries progressistes.
C'est la raison pour laquelle on peut par exemple estimer que François Mitterrand aurait pu sans doute devenir un très bon écrivain ou plutôt un fabuleux personnage de roman stendhalien, mais qu'en lieu et place il fut bien, pour notre malheur et sans erreur possible, le pire chef d'Etat parmi tous ceux qui se sont succédé en France depuis 1958.
Moyennant quoi, le philistin va toujours vous expliquer que Mitterrand, quand même, malgré tout, c'est un grand homme (notamment parce qu'il a cocufié une grande partie de ceux qui ont voté pour lui et/ou abusé des amis proches qui se dévouaient pour lui – en faisant Maastricht, en rapprochant la France de l'OTAN, en instrumentalisant l'antiracisme, en faisant un enfant dans le dos des communistes, etc.) mais que Voltaire, Malraux, Aragon, Picasso, Montherlant, Céline, Sollers, Chaplin, Polanski, vraiment ce sont des moins que rien, des menteurs, des falsificateurs, des poseurs, des vicieux, voire des criminels, etc.
J'ai fait l'essai suffisamment souvent, ici et ailleurs, pour être sûr hélas de ce que j'avance.
Parfois, certains me demandent ce qui à mes yeux distingue les êtres de valeur des autres.
Eh bien là, je viens de donner l'un des critères qui me semble le plus important, le plus souverainement décisif.
Chacun, bien sûr, est libre de l'approuver ou pas.