28/9/2025
Accélération ?
Dans "The Fog of War" (2003), Robert McNamara, ancien secrétaire à la Défense des États-Unis sous John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson, propose une réflexion tristement actuelle sur la guerre moderne. À travers onze leçons, il met en lumière la difficulté des choix en temps de conflit, le danger extrême que représente toute décision d’escalade à l’ère nucléaire, ainsi que les limites de la rationalité humaine dans des situations critiques.
En écho à cette réflexion, l’analyse très pessimiste formulée vendredi dernier par Jeffrey Sachs, spécialiste du monde post-soviétique, invite à méditer sur les événements récents.
On dirait que la course s’accélère.
Robert Mc Namara, 2003
"Beaucoup de gens se trompent sur la leçon à tirer de la crise des missiles de Cuba. Beaucoup ont regardé ce qui s’est passé et en ont conclu que les dirigeants pouvaient gérer une crise nucléaire. Tant que chacun se comportait de manière rationnelle, disaient-ils – tant que chacun était logique et agissait de façon cohérente avec ses objectifs – tout finirait par s’arranger. Mais la rationalité ne nous sauvera pas.
Des individus rationnels – Kennedy était rationnel, Khrouchtchev était rationnel, Castro était rationnel – sont passés à deux doigts de la destruction totale de leurs sociétés. Les trois dirigeants ont agi de façon rationnelle, et pourtant ils ont failli plonger le monde dans une guerre nucléaire.
Et ce danger existe encore aujourd’hui.
La grande leçon de la crise des missiles de Cuba est la suivante : la combinaison de la faillibilité humaine et des armes nucléaires peut entraîner la destruction de nations.
Je veux le dire, et c’est très important : à la fin, nous avons eu de la chance. C’est un coup de chance qui a empêché la guerre nucléaire. Nous sommes passés à un cheveu d’une catastrophe.
La rationalité présumée des acteurs politiques, à elle seule, ne nous empêchera pas de commettre des erreurs fatales. Sachant cela, il est impératif d’éviter les situations où le contrôle peut être perdu. Si une situation peut escalader, il faut tout faire pour ne pas la laisser advenir.
Si une seule personne peut se tromper à cause de biais ou d’informations erronées, alors peut-être qu’une seule personne ne devrait pas avoir un pouvoir discrétionnaire total sur nos arsenaux nucléaires. Avec les armes nucléaires, il n’y aura pas de période d’apprentissage."
Aurons-nous un coup de chance cette fois-ci ?
Jeffrey Sachs, 26 septembre 2025
"La semaine passée a été marquée par une escalade dramatique qui pourrait conduire à une guerre directe entre, au minimum, l’Europe et la Russie – voire entre l’OTAN et la Russie –, avec des affrontements s’étendant au-delà de l’Ukraine, jusque sur le sol européen.
Les dirigeants européens évitent toute discussion honnête et publique sur ces risques. Aujourd’hui, nous n’entendons rien du triumvirat Starmer-Macron-Scholz à propos des risques d’une Troisième Guerre mondiale, d’une guerre nucléaire, ou du fait que l’Union européenne et le Royaume-Uni pourraient devenir un champ de bataille. Rien de tout cela n’est exprimé. Aucun choix n’est exposé, aucune discussion n’a lieu. Et bien sûr, il n’y a pas eu un seul moment de vérité sur l’histoire du conflit : comment il est né, pourquoi il est né, comment il pourrait être désamorcé. Pas un seul mot.
Nous faisons face à un colossal échec de leadership, à une confusion croissante et à des risques indéniablement accrus d’escalade – qu’elle soit délibérée ou accidentelle.
Ce que Trump n’a jamais fait, depuis le début de son mandat, c’est expliquer clairement au peuple américain ou au monde la position des États-Unis vis-à-vis de cette guerre. Par exemple, la question la plus simple : sur quelle base cette guerre peut-elle être terminée ?
Les États-Unis et les dirigeants européens n’ont aucune position sur ce point, si ce n’est de dire : « C’est l’Ukraine qui décidera », ce qui est une idée pour le moins extraordinaire. En somme, ils disent : « Nous ferons tout ce que l’Ukraine demande, que ce soit dans notre intérêt ou non, que cela ait du sens ou non. » Et bien sûr, quand je dis « ce que dit l’Ukraine », j’entends en réalité ce que décide une seule personne, gouvernant désormais sous la loi martiale. C’est cela qui va déterminer ce que l’Europe et le monde occidental feront.
Dans cette situation, nous avons un belligérant qui a mis sur la table un ensemble très clair de conditions de paix. L’autre camp, lui, n’a soit rien dit, soit répété : « aucune concession » et « l’Ukraine intégrera l’OTAN ». Cela revient à dire, premièrement, pas de négociations ; deuxièmement, la guerre continuera malgré les destructions massives, le bain de sang et les risques démultipliés d'une catastrophe absolue.
Les dirigeants ne s’engagent pas dans une véritable discussion. Ils ne débattent pas publiquement et n’expriment pas leurs vues. Ce n’est pas ainsi que des dirigeants responsables devraient agir si l’on veut maintenir la sécurité mondiale. Lorsque j’ai essayé de soulever ces questions dans une conversation directe avec eux, ils ont esquivé.
Et nous ne parlons ici que de l’Ukraine – on pourrait dire exactement la même chose de la guerre au Moyen-Orient.
Ce ne fut pas une bonne semaine pour la diplomatie.
Ce qui m’inquiète le plus, c’est la peur constante qu’un accident ne dégénère très rapidement. Nous assistons à un discours haineux, amplifié sans cesse, une rage aveugle qui peut déclencher une chaîne d’événements : un incident en entraînant un autre, puis un autre encore.
Ces dirigeants ont le pouvoir de déclencher des systèmes de missiles. Ils n’ont pas besoin de demander l’aval de leurs populations – qui, d’ailleurs, désapprouvent massivement ce qui se passe. Une guerre dévastatrice pourrait éclater bientôt.
Combien de guerres ont commencé par un incident, une insulte, un accident ou une opération sous faux pavillon qui a déclenché une spirale d’escalade ? La Première Guerre mondiale qui avait commencé de cette manière a détruit tout espoir de paix pour le siècle qui a suivi, mais on pourrait citer d’innombrables exemples.
C’est le chemin que nous empruntons – un chemin vers l’abîme. Nous prenons délibérément le risque d’accidents terribles, sans diplomatie, sans honnêteté, sans réflexion, sans maturité, sans cohérence, sans garde-fous. Et nous continuons à foncer vers le précipice."