Jean Mizrahi
-16/9/2025- L’Afghanistan est la cause perdue par excellence, le miroir d’une histoire où l’orgueil des empires vient se briser contre des montagnes hostiles et un temps figé. Les Russes y ont laissé une partie de leur jeunesse, les Occidentaux leur illusions, et tous se sont enlisés dans les sables mouvants d’un pays qui érige l’arriération en destin. Traditions misogynes, guerres claniques, religion omniprésente : autant de chaînes qui étouffent toute aspiration à la liberté. Là, l’espérance de vie demeure scandaleusement basse, la mortalité infantile tragiquement haute, et surtout, vingt millions de femmes sont effacées comme par une gomme implacable, reléguées hors du monde, réduites à n’être que matrices et domestiques.
On aimerait, par un exercice d’imagination presque cruel, pénétrer la conscience des féministes les plus militantes. Comment peuvent-elles détourner le regard devant ce gouffre ? Quelle mécanique intérieure leur permet d’accepter ce renoncement, ce silence assourdissant vis-à-vis de vingt millions de femmes privées d’existence ? Est-ce l’impossibilité d’affronter les causes réelles de cette oppression – culturelles, religieuses, politiques – qui les condamne au mutisme ? Ou bien l’intuition qu’aucune lutte n’est possible, que la tâche est si insurmontable qu’il vaut mieux l’esquiver ?
Mais ce silence n’est pas seulement une lâcheté : il révèle une cécité idéologique. Car l’obsession d’un petit territoire méditerranéen absorbe toutes les énergies, comme si l’univers se réduisait à quelques centaines de kilomètres carrés. Le reste du monde s’efface, devient une poussière secondaire, marginale, presque inexistante. Et dans cet effacement, des dizaines de millions de vies broyées disparaissent du champ moral de ceux qui prétendent incarner la justice.
Hannah Arendt parlait de la « banalité du mal » ; ici nous assistons à la banalité de l’oubli. Les grandes âmes progressistes, promptes à s’enflammer pour des causes lointaines qu’elles peuvent instrumentaliser, se dérobent devant la tragédie afghane, sans doute parce qu’elle met à nu l’échec de leur grille de lecture. Nietzsche avait raison : ce qui est insupportable n’est pas tant la souffrance en elle-même que son absence de sens. Et c’est précisément parce que la souffrance des femmes afghanes n’entre dans aucune narration commode qu’on préfère l’ignorer.
Ce manque d’honnêteté et de lucidité n’est pas seulement confondant : il est une faute morale. Le monde saigne un peu partout ; il ne devrait pas conduire à la sélectivité de nos indignations. Mais nos sociétés, repues de slogans, choisissent leurs victimes, comme on choisit un décor pour ses propres passions politiques. Pendant ce temps, l’Afghanistan reste la tombe des illusions et le silence complice de ceux qui, en se taisant, acceptent qu’un peuple tout entier, à commencer par ses femmes, soit rayé de l’humanité.
