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16 novembre 2023

Importante, digne, mais sans les musulmans... ce qu'a vraiment été la marche contre l'antisémitisme

Natacha Polony

Il y a d’un côté ceux qui claironnent avec satisfaction que cette manifestation contre l’antisémitisme fut un grand moment d’unité nationale. Tout au plus ont-ils déploré que le président de la République ait « raté ce moment historique ». Puis il y a ceux qui, le soir même, ont commencé à forger le récit d’une manifestation haineuse dans laquelle on aurait « frappé des militants de la paix » et « insulté les musulmans de ce pays ». Bienvenue dans les mondes parallèles. Non seulement il est désormais permis de ne pas voir ce que l’on voit, mais on peut, avec la plus parfaite autosatisfaction, se mettre à croire ce que l’on invente.
 
Passons sur ceux qui ont traité de réac, voire de fasciste, quiconque alertait depuis trente ans sur l’abandon du processus d’intégration et continueront à le faire pour démontrer leur appartenance au camp du Bien médiatique mais sont venus défiler, ravis qu’on ne leur demande pas de préciser de quelle nature est cet antisémitisme qui gangrène la France. Passons également sur ceux qui, tel Ivan Rioufol, se sont empressés de voir dans cette marche un soutien à Israël, proclamé poste avancé de l’Occident dans la guerre de civilisation, histoire de donner raison à Jean-Luc Mélenchon et à ce tweet particulièrement vicieux expliquant qu’avec ladite marche les « soutiens inconditionnels du massacre » perpétré à Gaza avaient « leur rendez-vous ». Les uns et les autres ont gagné : cette marche ne fut pas un rassemblement de toute la nation.
 
La première condition pour ne pas ajouter au climat délétère qui empoisonne le pays est de décrire honnêtement le réel et de dire ce que tous les Français ont pu voir : une marche digne et importante, mais plutôt bourgeoise et dans laquelle on ne comptait quasi aucun de nos compatriotes d’origine maghrébine ou subsaharienne. Les Français de confession musulmane n’étaient pas là. C’était déjà en partie le cas le 11 janvier 2015 – mais dans une moindre mesure – et pour l’avoir dit de façon un peu brutale, Emmanuel Todd s’était fait à l’époque agonir d’injures. Et ce serait faire trop d’honneur à Jean-Luc Mélenchon que de lui en imputer la responsabilité. Il se contente de tenter une récupération grossière – et à terme criminelle – d’un phénomène de fracturation de la communauté nationale, quitte à l’amplifier en reprenant l’idée d’une « guerre aux musulmans » qui était, depuis le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo et des Français juifs de l’Hyper Cacher, une antienne qu’Edwy Plenel diffusait lors de conférences aux côtés de Tariq Ramadan.
 
CRISE ÉCONOMIQUE ET CULTURELLE

L’enjeu des années à venir est d’éviter que la communauté nationale n’achève de se déchirer. Le président de la République le sait, puisqu’il a choisi de ne pas se rendre à une marche qui, pour essentielle qu’elle était, contribuait, hélas, à nourrir le ressentiment de Français (notamment de confession musulmane) qui ont l’impression que le sort des Palestiniens écrasés sous les bombes à Gaza ou tués par des colons fanatiques en Cisjordanie nous est indifférent. Le travail est immense puisqu’il passe par le retour d’une politique étrangère cohérente et indépendante autant que par une politique intérieure d’intégration et d’affirmation des lois et principes de la République. Le contraire de ce qui est fait depuis vingt ans, où l’on se range à un atlantisme qui favorise le sentiment d’un deux poids deux mesures occidental dans le monde, en particulier musulman, tout en laissant l’islamisme saper l’intégration des Français de confession musulmane à une République laïque dans laquelle chacun a sa place à condition de ne pas revendiquer au nom de sa supposée différence.
 
Les Français, dans leur immense majorité, ressentent le danger que constitue la communautarisation en cours. Un danger d’autant plus grand qu’il se joue sur fond d’appauvrissement du pays. Le ministre de l’Économie peut s’adresser des louanges et vanter les pseudo-performances françaises sur fond de fragilisation de l’Allemagne, là non plus, personne n’est dupe. Les fondamentaux économiques du pays ne sont pas bons et nous vivons sur les restes de la splendeur passée. Depuis le Covid, c’est à coups de dettes et de chèques catégoriels que le gouvernement gère l’inflation, au lieu de traiter le véritable problème structurel : notre déficit commercial abyssal. Pis, plutôt que de soutenir les PME qui tentent désespérément de produire en France, malgré l’inflation administrative et la concurrence déloyale, Bercy n’a qu’une obsession : augmenter les exportations plutôt que de diminuer les importations. Erreur de perspective tragique.
 
La conjonction entre une crise économique et une crise culturelle, favorisant toutes deux des forces centrifuges et une défiance croissante, est une bombe à retardement. Remobiliser la nation autour de la production industrielle et agricole, autour de l’indépendance diplomatique et stratégique, autour de l’excellence scolaire comme moyen de combattre l’obscurantisme et de contrer le déclin économique, défendre les intérêts de la France en tant que République laïque et sociale, et en faire la matrice de notre engagement européen, tel est le seul programme raisonnable et capable d’enrayer le processus que les uns font semblant de ne pas voir et que les autres tentent d’accélérer.

27 octobre 2023

Au Proche-Orient comme en France, sortir du bourbier

Natacha Polony

Être utile. Et tenir une position équilibrée au milieu des haines et de la rage, au milieu des massacres et du chaos. Emmanuel Macron est lucide. Il sait que son déplacement en Israël n’infléchira pas pour l’heure le cours des choses et que la voix de la France s’est depuis plusieurs années réduite à son poids économique, c’est-à-dire pas grand-chose. Mais il sait également que la France, avec près de 10 % de citoyens de confession musulmane et 500 000 citoyens de confession juive, est sans doute le pays le plus fragile face à ce conflit, alors même que la République aurait pu, aurait dû, l’en protéger, si elle n’avait été savamment attaquée, réduite, vidée de sa substance. Il y a seulement vingt ans, la France s’élevait contre la folie américaine de la guerre en Irak et les mensonges qui l’accompagnaient, soulevant l’enthousiasme et l’admiration d’une partie du monde qu’on appelle désormais le « Sud global ». Elle le faisait contre l’axe qui se dessinait alors entre Washington et Jérusalem et contre son propre courant atlantiste et néoconservateur. Au même moment foisonnaient à Paris les événements pour soutenir l’initiative de Genève qui dessinait un rapprochement entre Israéliens et Palestiniens. Marianne en était un des acteurs.

Que s’est-il passé depuis ? Que s’est-il passé pour qu’au lendemain des atroces massacres perpétrés par le Hamas un ancien Premier ministre, Manuel Valls, puis la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, fassent chacun le déplacement en Israël, mais soient incapables d’avoir un mot pour dénoncer les bombardements massifs sur Gaza, pas plus que la politique de colonisation en Cisjordanie, alors même qu’elle tend à rendre impossible l’unique solution au conflit, pourtant soutenue officiellement par la France : l’existence de deux États. Que s’est-il passé pour qu’à gauche un Jean-Luc Mélenchon, suivi par une majorité de ses troupes, soit prêt à toutes les compromissions clientélistes, jusqu’à résumer « la France » à une foule criant « Allahu akbar » place de la République ? La prière de tous les musulmans, plaident certains, faisant mine de ne pas voir la différence majeure entre une prière psalmodiée dans un lieu de culte par des croyants dans l’intimité de leur foi et ce cri lancé dans l’espace public comme un programme d’affirmation du religieux et de constitution d’une communauté spécifique au sein de la nation. Faisant mine de ne pas voir que la transformation d’un conflit territorial en une guerre de religion est justement ce qui va rendre insoluble le conflit israélo-palestinien et l’étendre au reste du monde.
 
LA FRANCE N’EST PLUS LA FRANCE

Les fracas du Proche-Orient et la fracturation de la France sont en fait profondément liés. Ils sont la conséquence d’un double mouvement. D’un côté, la stratégie de conquête des différents courants radicaux de l’islam – salafisme, wahhabisme, et Frères musulmans –, qui ont petit à petit « réislamisé » les populations musulmanes au Proche-Orient, en Afrique mais aussi en Europe (jusque dans le vêtement, puisque l’abaya est avant tout un signe de colonisation culturelle des pays du Golfe). De l’autre, une politique américaine profondément impérialiste et imprégnée de messianisme, par-delà les quelques nuances entre un Bush totalement néoconservateur, un Obama plus modéré ou un Trump supposément isolationniste.

En vingt ans, les États-Unis ont poursuivi sous diverses formes leur politique qui consistait à distinguer un camp du Bien et un axe du Mal dont les contours sont ceux de leurs intérêts. Les pays européens ont été priés de s’aligner, et leurs entreprises de se plier aux règles de l’extraterritorialité du droit américain qui leur interdisait toute forme d’indépendance. Israël, malgré la politique délirante et dangereuse de Benyamin Netanyahou, était un poste avancé du « camp occidental » et les accords d’Abraham venaient couronner cette politique de Pax Americana qui permettait de se consacrer entièrement à la guerre commerciale et informationnelle avec la Chine. Tant pis pour les Palestiniens et le droit international. Formidable message pour le « Sud global » qui comprenait donc bien que ce droit international était à géométrie variable, au gré des intérêts de la superpuissance.

La France, après le coup d’éclat de 2003, a subi un recadrage brutal et d’autant plus simple à administrer qu’elle était en voie de désindustrialisation, et donc dépendante, notamment pour son matériel militaire, de la puissance américaine. Le courant atlantiste s’est affirmé, poussant le pays dans un alignement total avec la politique extérieure américaine au fil des quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Le message est passé jusque dans les pays arabes : la France n’est plus la France. Sur le plan intérieur, ce fut un mélange malsain : d’un côté, l’incapacité à nommer l’islamisme, quitte à persuader certains Français juifs, après la tuerie d’Ozar Atorah, qu’on ne les protégerait pas du nouvel antisémitisme. De l’autre, une récupération du principe de laïcité par le camp le plus atlantiste : en apparence, la défense de la République ; en réalité, l’alignement sur le « camp du Bien », l’effacement de la spécificité européenne et l’impérialisme au nom de l’« Occident ». Emmanuel Macron semble vouloir sortir de cette logique mortifère. Il y faudra du temps, de l’humilité et une volonté de fer. Pas de coup politique mais de la constance pour œuvrer à la paix, là-bas comme ici.

19 octobre 2023

Natacha Polony

---- ÉDITO ----

Un professeur est mort assassiné au cri de « Allahu akbar ». Nous pensions que ces mots, que nous avions lus et entendus il y a très exactement trois ans, au moment de la mort atroce de Samuel Paty, ne résonneraient plus jamais, tant ils auraient provoqué un électrochoc collectif. Pourtant, ce vendredi 13 octobre 2023, Dominique Bernard, professeur agrégé de lettres, est mort sous le couteau de Mohammed Mogouchkov. Un homme passionné de littérature, qui avait consacré sa vie à transmettre aux jeunes générations la beauté, l’intelligence et tout ce qui permet de fabriquer des hommes libres, a été tué par un fanatique pétri de bigoterie simpliste et de brutalité barbare. Et cette horreur a été rendue possible, non seulement par le « contexte international », comme le disent pudiquement les médias, mais surtout par le fait que nous n’avons toujours pas, collectivement, pris la mesure de ce qu’est l’islamisme, de la façon dont il se diffuse et du poison par lequel il corrompt nos sociétés.
Les grandes proclamations, les « plus jamais ça », les « vous n’aurez pas ma haine », les peluches et les bougies, la « résilience », tout cela est insupportable de niaiserie et d’inanité. Tout cela, surtout, n’a qu’un objectif : nous permettre de continuer tranquillement à vivre en acceptant que nous sommes désormais un pays dans lequel des dessinateurs se moquant du sacré, des professeurs exerçant leur rôle d’éveilleurs de conscience, des enfants venus voir un feu d’artifice ou des jeunes gens venus écouter un groupe de rock peuvent mourir fauchés par des excités bas du front qui haïssent tout ce que la civilisation européenne en général et la France en particulier ont mis en œuvre depuis des siècles pour permettre aux êtres humains d’être des individus libres, émancipés des dogmes et des superstitions, et se rassemblant pour décider de leur destin en dehors de toute transcendance.
On peut, bien entendu, se pencher sur le parcours du tueur pour s’interroger sur les éventuelles « failles » des pouvoirs publics. Encore faut-il ne pas se tromper de cible. Le sujet ne peut être seulement le « renseignement », la surveillance. La seule question à se poser à propos de Mohammed Mogouchkov est de savoir ce qu’il faisait là. Au nom de quelle conception tordue de nos valeurs un islamiste radicalisé de nationalité russe pouvait-il se trouver sur le sol français ? Son parcours, à lui seul, témoigne du fait que nous nous condamnons, par conformisme et par lâcheté, à déplorer une fois qu’il est trop tard. Comment des associations bienveillantes ont-elles pu lutter, en 2014, pour maintenir en France une famille qui devait être expulsée, accusant pour servir leur cause les représentants de la République française d’être racistes et islamophobes ? Comment l’administration française peut-elle se mettre dans une situation où un individu comme celui-ci, alors même que sa demande d’asile a été refusée, est inexpulsable parce qu’il serait arrivé en France avant l’âge de 13 ans ou parce que son pays d’origine serait la Russie, dans laquelle il risquerait on ne sait quoi.

DÉCALAGE AVEC LE RÉEL

Il était tragiquement comique d’entendre, quelques heures après les faits, les médias s’interdire de le qualifier de Tchétchène et préciser qu’il était originaire d’Ingouchie, comme pour distinguer de l’assassin de Samuel Paty, lequel n’avait, lui non plus, strictement rien à faire sur le territoire français. Quiconque se penche un peu sur l’histoire récente du Caucase aura compris que ces zones sont devenues un des hauts lieux du djihad international. Et ce n’est pas parce que Vladimir Poutine a traité de façon atroce ces populations que nous devrions ignorer, sous prétexte que les ennemis de nos ennemis seraient forcément nos amis, que certains individus peuvent être des islamistes fanatisés et violents. Faut-il rappeler que le droit d’asile fut inventé par les révolutionnaires français pour accueillir ceux qui, partout dans le monde, partageaient notre conception de la liberté humaine et se battaient pour elle, et non pour protéger ceux qui haïssent ces idéaux et leur donner les moyens de répandre leur idéologie mortifère ?
Le drame n’est pas que les services de renseignement n’aient pas pu prévoir que Mohammed Mogouchkov allait « passer à l’acte », selon l’expression désormais consacrée. Le drame est que nous considérons comme impossible d’expulser un étranger radicalisé, même lorsqu’il pose à ce point problème que l’asile lui a été refusé, parce que nous savons qu’il se trouvera toujours un juge ou une association, un tribunal administratif ou une cour européenne, pour empêcher son expulsion au nom de l’« État de droit ». Notre édifice juridique est tout entier tourné vers la protection des droits individuels. Ceux, en particulier, de quiconque enfreint les lois ou nos règles de vie communes. Quitte à mettre en danger la société dans son ensemble. Et, des médias aux dirigeants politiques, on semble trouver plus grave de contrevenir, peut-être, aux sacro-saints droits d’un prêcheur de haine à exprimer librement son « opinion » ou d’un fanatique à « ne pas être renvoyé dans un pays où il risque de mauvais traitements » que de les voir diffuser leur idéologie ou commettre des attentats. Il ne s’agit pourtant pas d’abolir l’État de droit mais d’utiliser le droit dans le but qui est le sien : protéger les citoyens. Tels sont l’objet même de l’existence d’un État et la condition pour empêcher toute forme de guerre civile.
Hélas, nous avons systématiquement une guerre de retard. Notre administration, nos juges, nos médias surtout, n’ont toujours pas compris ce qu’est l’islamisme. Sur les plateaux de télévision, dans les studios de radio, la pression est permanente. L’essentiel est de démontrer que, quoi qu’il arrive, même les pires horreurs, même 250 morts en deux ans, même des professeurs assassinés, on reste du côté de l’accueil et de l’ouverture, de sorte que la parole publique est en décalage radical avec le réel. Mais cette pression existe aussi dans les établissements scolaires, là où les professeurs devraient être, comme le fut Samuel Paty, ces « hussards noirs de la République », ces missionnaires chargés d’extraire des jeunes esprits l’obscurantisme et la superstition. Mais, là encore, nous avons cessé de croire que certaines choses relèvent de la superstition. Nous avons cessé de croire collectivement que la République est légitime pour combattre certaines idéologies au nom des Lumières, nous avons cessé de croire qu’il vaut mieux avoir des hommes libres mus par leur raison, avides de savoir et valorisés pour cela, plutôt que des fous de Dieu persuadés que la vie ici-bas ne vaut rien puisqu’un paradis est à venir ou des consommateurs bas du front revendiquant leur droit à l’ignorance et réclamant au nom du « respect » de plier la collectivité à leur frénésie identitaire.

IDENTITÉ EUROPÉENNE

Les sociétés européennes n’ont pas compris que leur obsession à ne pas se définir collectivement les conduisait à la catastrophe. Pour mieux accueillir l’« Autre » quel qu’il soit, elles ont choisi d’être des sociétés neutres, sans identité, sans valeurs d’aucune sorte, faisant dès lors le lit du communautarisme. C’est ne pas comprendre que, si la civilisation européenne se caractérise par une tolérance largement étrangère à nombre d’autres civilisations, c’est justement en raison de son identité spécifique. On ne parle pas là des « racines chrétiennes » qui sont brandies, en effaçant l’héritage grec et romain, pour refermer nos sociétés mais de ce qui différencie l’Europe du reste du monde et doit être offert à tous ceux qui nous rejoignent : le fait d’avoir pensé la liberté humaine en dehors de toute transcendance. Voilà ce qu’il faut défendre et illustrer collectivement. Voilà ce au nom de quoi les professeurs transmettent des savoirs universels et éveillent les consciences à la beauté, à la raison. C’est tout cela qui a été volontairement abandonné, ce qui a ouvert un boulevard à l’idéologie islamiste comme à toutes les formes d’intégrisme et de délires identitaires. Et les professeurs qui continuaient avec ferveur à remplir leur mission se sont retrouvés seuls, parfois même cloués au pilori par ceux-là mêmes qui auraient dû les soutenir. C’est de cela qu’est mort Samuel Paty.
Les tenants de cet abandon de ce que l’Europe avait à offrir à l’humanité ne se sont pas contentés de l’organiser avec méthode dans chaque strate de la société. Ils ont surtout mis en place un tribunal permanent pour mieux disqualifier quiconque évoquait la nécessité de transmettre ces valeurs et d’intégrer les populations accueillies sur le sol européen. Aujourd’hui, les mêmes semblent découvrir avec stupeur que le communautarisme est en train de fracturer nos sociétés et que, parce que la nature a horreur du vide et que des prêcheurs financés par nos sympathiques alliés du Golfe se sont enfoncés dans la brèche, des jeunes gens se sont forgé une identité en fonction de leurs origines ou de leur religion.
Ironie tragique : le lendemain d’une intervention télévisée dans laquelle le président de la République en appelait à l’unité de la nation, un jeune islamiste assassine un professeur et blesse deux autres personnes, nous renvoyant, par-delà les vœux pieux, à cette question cruciale : comment rétablir un semblant d’unité nationale quand tout a été fait pendant des décennies pour dévaloriser, voire nier, l’idée même de nation ? Nous en voyons aujourd’hui les ravages. La violence des réseaux sociaux condamne quiconque ose dépasser les appartenances identitaires à subir un déluge d’insultes et de menaces. Combien de Français de confession musulmane se font-ils entendre pour dire leur horreur des massacres du Hamas ? À part l’imam Chalgoumi, qui ne représente, hélas, que lui-même ? Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux, mais c’est à peu près tout. Et combien de Français de confession juive pour rejoindre la voix courageuse d’un Dov Alfon, directeur de Libération, appelant la communauté internationale, et en particulier la France et la Grande-Bretagne, anciennes puissances coloniales, à prendre leurs responsabilités et à s’élever contre les crimes de guerre perpétrés par Israël à Gaza ?
Sans cette capacité à dépasser l’ordre communautaire, nous sommes condamnés, à terme, à la guerre civile. Sans une mobilisation de la France sur la scène internationale pour exiger la justice et la paix pour tous les civils massacrés, nous verrons l’importation de ce conflit. Et sans une mobilisation de l’ensemble de la société pour affirmer notre fierté d’être une République laïque et en transmettre les principes aux futurs citoyens français comme aux étrangers accueillis sur notre territoire, nous continuerons à compter les morts.

23 février 2023

Guerre en Ukraine : un an de manichéisme et d’escroquerie intellectuelle

Natacha Polony
- édito -

Là-bas, un an de massacres et d’horreur. Ici, un an d’exaltation facile et de manichéisme crasse. Un an à répéter les pires erreurs d’un Occident tellement sûr de sa supériorité morale, tellement enivré de son récit. Un an à laisser tribune libre aux représentants les plus forcenés du néoconservatisme, ce courant de pensée qui, des États-Unis à l’Europe, a pour bilan, au nom du « choc des civilisations », les centaines de milliers de morts en Irak, le chaos, les tortures et les marchés aux esclaves en Libye. Mesure-t-on, depuis un an, la régression du débat démocratique et de l’esprit critique quand le président Macron lui-même est régulièrement rappelé à l’ordre par les zélés atlantistes qui ne voient vraiment pas pourquoi on ne livre pas immédiatement des avions de chasse à l’Ukraine et qui considèrent comme poutiniste quiconque leur rappelle que les Américains eux-mêmes cherchent à éviter l’escalade et la guerre généralisée ? Qu’il est doux de se prendre pour André Malraux ou Jean Moulin ! Qu’il est confortable de voir le monde en noir et blanc !

Depuis un an, nous réécrivons l’Histoire pour que ce camp de néoconservateurs qui ont soutenu les pires dérives et commis les pires erreurs puisse se repeindre en visionnaire, seul à avoir perçu le danger que constituait Vladimir Poutine (quand c’est la politique qu’ils prônaient qui a systématiquement empêché d’écarter le danger). Et, ce faisant, nous adhérons l’air de rien à cette idée d’une guerre de civilisation, dont le résultat sera de prolonger et d’étendre le conflit, pour le plus grand malheur des Ukrainiens. « C’est le sort de l’Europe qui se joue à Kiev, Poutine veut notre destruction », « Poutine ne s’arrêtera pas ; après l’Ukraine, il y aura la Pologne, les pays Baltes… » Qui ne voit pas que ces phrases grandiloquentes n’ont qu’une conséquence possible : un affrontement jusqu’à la mort ? Qui ne voit toujours pas que le reste du monde récuse cette vision simpliste et manichéenne ? Pas seulement les Chinois, qui chercheraient à couvrir leurs propres turpitudes à Taïwan, mais aussi l’Inde, le Brésil, la très grande majorité de l’Afrique et de l’Amérique latine. Des démocraties, pour beaucoup, qui ne considèrent pas que nous incarnions le respect du droit et de la liberté, et qui sont en train de se détacher toujours un peu plus d’un Occident dont les multinationales imposent leur loi, d’une Amérique dont l’impérialisme s’exerce par l’économie, par le droit, mais aussi, faut-il le rappeler, par la déstabilisation des régimes.

ENTRE MORIN ET HABERMAS

Quand le pape François pulvérise ce discours occidentaliste sur cette guerre (quand il évoque, aussi, les massacres au Congo et cible Paul Kagame, président rwandais soutenu par les États-Unis), quand il alerte contre le réarmement du monde, il n’est pas seulement un Argentin tiers-mondiste. Et il est curieux que ses propos ne soient absolument pas repris dans les médias français. Quand Edgar Morin ou Jürgen Habermas, qui, contrairement aux Jean Moulin de plateaux de télé, ont connu la Seconde Guerre mondiale, tentent de contredire le manichéisme ambiant, ils sont dans le rôle qui a toujours été le leur, mais, étonnamment, plus aucun micro ne se tend.

L’Ukraine a droit à son intégrité territoriale et à sa sécurité. C’est une évidence qui ne se discute pas. Elle a droit à l’aide militaire occidentale (même s’il est parfaitement légitime que cette aide soit progressive et que les dirigeants américains et européens aient pour priorité d’éviter l’embrasement). Et qu’importe si sa pente pro-occidentale, comme celle de la Géorgie, a été encouragée depuis la fin de la guerre froide par les millions d’investissement américain et par le travail de cabinets de lobbying. Qu’importe si les dignitaires de la CIA ont déclaré ouvertement depuis des années que c’était là, pour eux, que se jouait la confrontation avec une Russie qu’ils entendaient détacher de tout l’espace slave. C’est de l’histoire. Mais cela devrait nous interdire de nous jouer la grande scène de la guerre de civilisation et du nouveau Hitler. Vladimir Poutine est un autocrate assassin, enfermé dans sa logique délirante, qui a choisi délibérément de déclencher un massacre, et c’est amplement suffisant.
 
SATELLITE DES ÉTATS-UNIS

Une chose est certaine : prétendre soutenir une défense européenne et une Europe indépendante tout en brandissant la rhétorique des démocraties combattant les autocrates est une escroquerie intellectuelle. L’Union européenne est en train de disparaître économiquement, militairement et politiquement dans ce désastre. Elle est plus que jamais un satellite de ces États-Unis qui lui menaient, avant l’agression russe, une guerre commerciale violente, à coups de milliards de dollars de sanctions contre ses entreprises, à coups d’intimidation autour des sanctions illégales décidées unilatéralement par Washington contre de nombreux pays du globe.

Se faire le héraut de la liberté en expliquant qu’il n’y aura de solution que militaire permet de briller à peu de frais sur les plateaux de télévision, loin du front ukrainien. Mais ce n’est pas défendre véritablement la démocratie et la liberté des peuples. Car celles-ci ont besoin d’une Europe indépendante, respectueuse du point de vue des autres peuples du monde, une Europe débarrassée du messianisme américain, qui n’est que la caution morale de l’impérialisme. Et ce n’est pas parce que nous préférons l’impérialisme américain à l’impérialisme russe qu’il faut se soumettre au premier. La France et l’Europe ont mieux à dire au monde.