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5 octobre 2025

Emmanuel Todd
1/10/2025

Dislocation de l’Occident : les menaces


La perversité de Trump se déploie au Moyen-Orient, le bellicisme de l’OTAN en Europe.

Je viens d’écrire à la demande de mon éditeur slovène une nouvelle préface à La Défaite de l’Occident, qu’il m’apparaît nécessaire de publier sur Substack immédiatement. La menace d’une aggravation de tous les conflits se précise. On trouvera dans ce texte une interprétation schématique et provisoire, mais actualisée du développement de la crise que nous vivons. Ce texte est de fait la conclusion de mon dernier entretien avec Diane Lagrange sur Fréquence Populaire : «Victoire de la Russie, enfermement et fracturation de la France et de l’Occident».


Préface à l’édition slovène
De la défaite à la dislocation

Moins de deux ans après la publication en français de La Défaite de l’Occident, en janvier 2024, les principales prédictions du livre sont vérifiées. La Russie a militairement et économiquement tenu le choc. L’industrie militaire américaine est épuisée. Les économies et les sociétés européennes sont au bord de l’implosion. Avant même que s’effondre l’armée ukrainienne, le stade suivant de la dislocation de l’Occident est atteint.

Je suis depuis toujours hostile à la politique russophobe des États-Unis et de l’Europe mais, en tant qu’occidental attaché à la démocratie libérale, Français formé à la recherche en Angleterre, enfant d’une mère réfugiée aux États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale, je suis catastrophé par les conséquences pour nous, Occidentaux, de la guerre menée sans intelligence contre la Russie.

Nous ne sommes qu’au début de la catastrophe. Un point de bascule approche au-delà duquel se développeront les conséquences ultimes de la défaite.

Le « Reste du monde » (ou Sud global, ou Majorité globale), qui s’était contenté de soutenir la Russie en refusant de boycotter son économie, affiche désormais ouvertement son soutien à Vladimir Poutine. Les BRICS s’élargissent en acceptant de nouveaux adhérents, ils accroissent leur cohésion. Sommée par les États-Unis de choisir son camp, l’Inde a choisi l’indépendance : les photos de Poutine, Xi et Modi réunis à l’occasion de la réunion d’aout 2025 de l’Organisation de Coopération de Shanghai resteront comme le symbole de ce moment clef. Les médias occidentaux ne cessent pourtant de nous représenter Poutine comme un monstre et les Russes comme des serfs. Ces médias avaient déjà été incapables d’imaginer que le Reste du monde les voit comme un dirigeant et des êtres humains ordinaires, porteurs d’une culture russe spécifique et d’une volonté de souveraineté. J’ai peur désormais que nos médias n’aggravent notre aveuglement en étant incapables d’imaginer le regain de prestige de la Russie dans ce Reste du monde, exploité économiquement et traité avec arrogance par l’Occident durant des siècles. Les Russes ont osé. Ils ont défié l’Empire et ils ont gagné.

L’ironie de l’histoire, c’est que les Russes, peuple européen et blanc, de langue slave, sont devenus le bouclier militaire du Reste du monde parce que l’Occident a refusé de les intégrer après la chute du communisme. J’imagine les Slovènes particulièrement bien placés culturellement pour apprécier cette ironie même si ce que je sais bien, en tant qu’anthropologue de la famille et de la religion, que, malgré sa langue slave, la Slovénie est beaucoup plus proche socialement et idéologiquement de la Suisse que de la Russie.

Je peux ébaucher ici un modèle de la dislocation de l’Occident, malgré les incohérences de la politique de Donald Trump, président américain de la défaite. Ces incohérences ne résultent pas, je pense, d’une personnalité instable, et sans doute perverse, mais d’un dilemme insoluble pour les États-Unis. D’une part, leurs dirigeants, au Pentagone comme à la Maison-Blanche, savent que la guerre est perdue et que l’Ukraine devra être abandonnée. Le bon sens les conduit donc à vouloir sortir de la guerre. Mais d’autre part, le même bon sens leur fait pressentir que le retrait d’Ukraine aura pour l’Empire des conséquences dramatiques que n’avaient pas eu ceux du Vietnam, d’Irak ou d’Afghanistan. Il s’agit en effet de la première défaite stratégique américaine d’échelle planétaire, dans un contexte de désindustrialisation massive des États-Unis et de réindustrialisation difficile. La Chine est devenue l’atelier du monde ; sa très faible fécondité, certes, lui interdira de remplacer les États-Unis, mais il est déjà trop tard pour la concurrencer industriellement.

La dédollarisation de l’économie mondiale a commencé. Trump et ses conseillers n’arrivent pas à l’accepter car ce serait la fin de l’Empire. Un âge post-impérial pourtant devrait être le but du projet MAGA, Make America Great Again, qui cherche un retour de l’État-nation américain. Mais pour une Amérique dont la capacité productive en biens réels est aujourd’hui très faible (voir chapitre 9 sur la vraie nature de l’économie américaine), il est impossible de renoncer à vivre à crédit comme elle le fait en produisant des dollars. Un tel retrait impérial-monétaire impliquerait une chute brutale de son niveau de vie, y compris pour les électeurs populaires de Trump. Le premier budget de la deuxième présidence Trump, le « One Big Beautiful Bill Act », reste donc impérial malgré les protections tarifaires qui incarnent le projet ou rêve protectionniste. L’ OBBBA relance les dépenses militaires et le déficit. Qui dit déficit budgétaire aux États-Unis dit, inévitablement, production de dollars et déficit commercial. La dynamique impériale, l’inertie impériale plutôt, n’en finit pas de miner le rêve d’un retour à l’État-nation productif.

En Europe, la défaite militaire reste mal comprise des dirigeants. Ils n’ont pas dirigé les opérations. C’est le Pentagone qui avait mis au point les plans de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023 (durant laquelle j’avais écrit La Défaite de l’Occident). Les militaires américains, même s’ils ont fait mener la guerre par leur proxy ukrainien, savent qu’ils se sont brisés sur la défense russe – parce qu’ils ne pouvaient produire assez d’armes et parce que les militaires russes ont été plus intelligents qu’eux. Les dirigeants européens n’ont fourni que des systèmes d’armes et pas les plus importants. Inconscients de l’ampleur de la défaite militaire, ils savent en revanche que leurs propres économies ont été paralysées par la politique de sanctions, tout spécialement par la rupture de leur approvisionnement en énergie russe bon marché. Couper en deux économiquement le continent européen fut un acte de folie suicidaire. L’économie allemande stagne. Partout à l’ouest, la pauvreté et les inégalités augmentent. Le Royaume-Uni est au bord du gouffre. La France le suit de près. Sociétés et systèmes politiques sont bloqués.

Une dynamique économique et sociale négative préexistait à la guerre et mettait déjà l’Occident sous tension. Elle était visible, à des degrés divers, dans toute l’Europe de l’Ouest. Le libre-échange y mine la base industrielle. L’immigration y développe un syndrome identitaire, particulièrement dans les classes populaires privées d’emplois sûrs et correctement payés.

Plus en profondeur, la dynamique négative de fragmentation est culturelle : l’éducation supérieure de masse crée des sociétés stratifiées dans lesquelles les éduqués supérieurs – 20%, 30%, 40% de la population – se mettent à vivre entre eux, à se penser supérieurs, à mépriser les milieux populaires, à rejeter le travail manuel et l’industrie. L’éducation primaire pour tous (l’alphabétisation universelle) avait nourri la démocratie, créant une société homogène dont le subconscient était égalitaire. L’éducation supérieure a engendré des oligarchies, et parfois des ploutocraties, sociétés stratifiées envahies par un subconscient inégalitaire. Paradoxe ultime : le développement de l’éducation supérieure a fini par produire dans ces oligarchies ou ploutocraties une baisse du niveau intellectuel ! J’avais décrit cette séquence il y a plus d’un quart de siècle dans L’Illusion économique, publiée en 1997. L’industrie occidentale s’en est allée dans le Reste du monde et aussi, bien sûr, dans les anciennes démocraties populaires d’Europe de l’Est qui, libérées de leur sujétion à la Russie soviétique, ont désormais retrouvé leur statut pluriséculaire de périphérie dominée par l’Europe de l’Ouest. Je parle en détail au chapitre 3 de cette espèce de Chine intérieure où les ouvriers d’industrie restent nombreux. Partout cependant en Europe l’élitisme des éduqués supérieurs a engendré le « populisme ».

La guerre a fait monter d’un cran la tension européenne. Elle appauvrit le continent. Mais surtout, échec stratégique majeur, elle délégitime des dirigeants incapables de mener leurs pays à la victoire. Le développement de mouvements populaires conservateurs (habituellement désigné par les élites journalistiques par des termes comme « populistes » ou « d’extrême droite » ou « nationalistes ») s’accélère. Reform UK au Royaume-Uni. AfD en Allemagne, Rassemblement national en France… Ironie toujours : les sanctions économiques dont l’OTAN attendait un « regime change » en Russie sont sur le point d’apporter à l’Europe occidentale une cascade de « regime changes ». Les classes dirigeantes occidentales sont délégitimées par la défaite au moment même où la démocratie autoritaire russe est relégitimée par la victoire, ou plutôt, surlégitimée puisque le retour de la Russie à la stabilité sous Poutine lui assurait au départ une légitimité incontestée.

Tel est notre monde à l’approche de 2026.

La dislocation de l’Occident prend la forme d’une « fracturation hiérarchique ».

Les États-Unis renoncent au contrôle de la Russie, et je le pense de plus en plus, de la Chine. Mis sous blocus chinois pour leurs importations de samarium, cette terre rare indispensable à l’aéronautique militaire, les États-Unis ne peuvent plus rêver d’affronter la Chine militairement. Le Reste du monde – Inde, Brésil, monde arabe, Afrique – en profite et leur échappe. Mais les États-Unis se retournent vigoureusement contre leurs « alliés » européens et est-asiatiques, dans un effort ultime de surexploitation, et aussi, il faut l’admettre, par pur et simple dépit. Pour échapper à leur humiliation, pour cacher au monde et à eux-mêmes leur faiblesse, ils punissent l’Europe. L’Empire se dévore lui-même. C’est le sens des tariffs et investissements forcés imposés par Trump aux Européens, devenus sujets coloniaux dans un empire rétréci plutôt que partenaires. Le temps des démocraties libérales solidaires est fini.

Le trumpisme est un « conservatisme populaire blanc ». Ce qui émerge en Occident n’est pas une solidarité des conservatismes populaires mais une rupture des solidarités internes. La rage qui résulte de la défaite conduit chaque pays, pour éponger son ressentiment, à se retourner contre plus faible que lui. Les États-Unis se retournent contre l’Europe ou le Japon. La France réactive son conflit avec l’Algérie, ancienne colonie. Nul doute que l’Allemagne, qui, de Scholz à Merz, a accepté d’obéir aux Etats-Unis, ne retourne son humiliation contre ses partenaires européens plus faibles. Mon propre pays, la France, me semble le plus menacé.

L’un des concepts fondamentaux de la défaite de l’Occident est le nihilisme. J’explique comment « l’état zéro » de la religion protestante – la sécularisation arrivée à son terme – n’explique pas seulement l’effondrement éducatif et industriel américain. L’état zéro ouvre aussi un vide métaphysique. Je ne suis pas personnellement croyant et je ne milite pour aucun retour du religieux (je ne le crois pas possible) mais je dois, en tant qu’historien, constater que la disparition des valeurs sociales d’origine religieuse mène à une crise morale, à une pulsion de destruction des choses et des hommes (la guerre) et ultimement à une tentative d’abolition de la réalité (le phénomène transgenre pour les démocrates américains et la négation du réchauffement climatique pour les républicains par exemple). La crise existe pour tous les pays complètement sécularisés mais elle est pire dans ceux dont la religion était le protestantisme ou le judaïsme, religions absolutistes dans leur recherche du transcendant, plutôt que le catholicisme, plus ouvert à la beauté du monde et de la vie terrestre. C’est bien aux États-Unis et en Israël que l’on voit se développer des formes parodiques des religions traditionnelles, parodies d’essence selon moi nihiliste.

Cette dimension irrationnelle est au cœur de la défaite. Celle-ci n’est donc pas seulement une perte « technique » de puissance mais aussi un épuisement moral, une absence de but existentiel positif qui mène au nihilisme.

Ce nihilisme est derrière la volonté des dirigeants européens, particulièrement sur les bords protestants de la Baltique, d’élargir la guerre contre la Russie par des provocations incessantes. Ce nihilisme est aussi derrière la déstabilisation américaine du Proche-Orient, lieu par excellence d’expression de la rage qui résulte de la défaite américaine face à la Russie. Surtout, ne cédons pas à l’évidence trop facile d’une autonomie guerrière du régime Netanyahu en Israël dans le génocide de Gaza ou dans l’attaque contre l’Iran. Protestantisme-zéro et judaïsme-zéro mêlent certes tragiquement leurs effets nihilistes dans ces accès de violence. Mais partout au Moyen-Orient ce sont bien les États-Unis qui, en fournissant les armes et parfois en attaquant eux-mêmes, sont en dernière instance les décideurs du chaos. Ils poussent Israël à l’action comme ils ont poussé les Ukrainiens. La première présidence Trump avait établi l’ambassade des États-Unis à Jérusalem et c’est bien Trump qui le premier a imaginé Gaza transformé en station balnéaire. Je suis conscient qu’il faudrait un livre pour démontrer cette thèse, un livre qui démonterait une à une les interactions entre les acteurs. Mais, historien de métier, et faisant de la géopolitique depuis un-demi-siècle, je sens que, comme l’Europe otanienne, Israël a cessé d’être un État indépendant. Le problème de l’Occident est bien la mort programmée de l’État-nation.

L’Empire est vaste et il se décompose dans le bruit et la fureur. Cet Empire est déjà polycentrique, divisé sur ses buts, schizophrène. Mais aucune de ses parties n’est indépendante du tout. Trump est son « centre » actuel ; il est aussi sa meilleure expression idéologico-pratique en ce qu’il mêle une volonté rationnelle de repliement sur sa sphère de domination immédiate (l’Europe et Israël) à des impulsions nihilistes de préférence pour la guerre. Ces tendances – repliement et violence – s’expriment aussi à l’intérieur du cœur américain de l’Empire où le principe de fracturation hiérarchique fonctionne en interne. Des auteurs anglo-américains de plus en plus nombreux évoquent la venue d’une guerre civile.

La ploutocratie américaine est pluraliste. Il y a celle des financiers, celle des pétroliers, celle de la Silicon Valley. Les ploutocrates trumpistes, pétroliers texans ou ralliés récent de la Silicon Valley, méprisent les élites éduquées démocrates de la côte Est, qui méprisent elles-mêmes les petits-blancs trumpistes du heartland, qui méprisent eux-mêmes les Noirs démocrates, etc…

L’une des particularités intéressantes de l’Amérique actuelle est que ses dirigeants ont de plus en plus de mal à distinguer l’interne de l’externe, malgré la tentative MAGA d’arrêter par un mur l’immigration venue du sud. L’armée tire sur des bateaux qui sortent du Vénézuéla, elle bombarde l’Iran, elle entre dans le centre des villes démocrates des États-Unis, elle commandite l’aviation israélienne pour une attaque sur le Qatar où se trouve une immense base américaine. Tout lecteur de science-fiction reconnaîtra dans cette énumération inquiétante l’amorce d’une entrée en dystopie, c’est-à-dire dans un monde négatif où se mêlent puissance, fragmentation, hiérarchie, violence, pauvreté et perversité.

Restons donc nous-mêmes, hors de l’Amérique. Gardons notre perception de l’intérieur et de l’extérieur, notre sens de la mesure, notre contact avec la réalité, notre conception de ce qui est juste et beau. Ne nous laissons pas non plus entraîner dans une fuite en avant guerrière par nos propres dirigeants européens, ces privilégiés égarés dans l’histoire, désespérés d’avoir été vaincus, terrorisés à l’idée d’être un jour jugés par leurs peuples. Et surtout, surtout, continuons de réfléchir au sens des choses.

Paris, le 28 septembre 2025

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20 janvier 2024

Christophe de Brouwer

Je suis en train de terminer la lecture du livre d'Emmanuel Todd : "La Défaite de l'Occident".
Livre étonnant, original, en dehors des sentiers rabâchés jusqu'à la dégueulade, il remue notre réflexion, paradoxalement il (me) fait rêver d'un monde meilleur. Livre profondément pessimiste dans ses constats, il donne malgré tout envie à l'optimisme.
Il me fait penser au grand géographe Élisée Reclus et son extraordinaire somme : "L'Homme et la Terre". L'Homme est au centre, le moule humain façonne la terre qui le lui rend selon une puissante dialectique.
Ici aussi, l'Homme, à travers une étonnante dimension anthropologique, façonne et "explique" son environnement, même dans sa course actuelle au nihilisme.
À lire, à déguster page après page, à relire certains passage : croyez-moi, après le choc initial, vous ne serez pas déçu.
Procurez-le vous, même par les chemins de traverse. L'originalité vraie, d'autant que sa critique nous bouleverse - rejet et assentiment à la fois - n'a pas de prix en ces temps de platitudes et d'homogénéisation : c'est tellement rare.

10 mars 2023

« Je suis un Occidental. Il ne faut pas se raconter qu’on est autre chose que ce qu’on est. »

Anne-Sophie Chazaud

Que vous soyez de gauche, de droite, d’en haut, d’en bas, du milieu, du dessus ou du dessous, que vous soyez Russe, Ukrainien, Anglais (ou supporter britannique), Américain voire même Français, Zombie ou encore Martien, je vous en conjure, prenez un quart d’heure de votre vie pour écouter cet entretien d’Emmanuel Todd réalisé par la Figaro. Cela vous évitera des heures, des semaines, des mois de brouillard, de confusion et de joutes inutiles perdues le nez dans le guidon de la tragique boucherie qui néanmoins toujours semble accompagner le déploiement – chaotique en apparence – de la Raison dans l’Histoire, au sujet des questions qui nous assaillent actuellement et que l’on parvient difficilement parfois à assembler dans une présentation cohérente qui fasse sens.
Vous y entendrez des choses que l’on a pu parfois entendre en bribes ici ou là, que l’on a pu lire, que l’on sait confusément, mais que l’on ne parvenait pas forcément à assembler clairement telles les pièces éparses d’un puzzle.
Surtout, tout ceci est dit avec la hauteur du surplomb dialectique et synthétique, avec l’élégance fulgurante d´un intellect supérieur qui, pour autant, parle une langue que, pour paraphraser Descartes, chacun peut comprendre (« même les femmes » disait le bougre:-)) contrairement à certains spécialistes et chercheurs qui pensent qu’une langue absconse est gage de sérieux.
La compassion pour ce qu’endure le peuple ukrainien est par ailleurs clairement exprimée ce qui le place d’emblée à l’écart de tout dogmatisme hystérique ainsi que je l’appelle de mes vœux.
Les questions mondiales posées par ce conflit en termes de capacités de production industrielle dont l’Occident est complètement vidé, mais aussi et surtout, conformément à l’anthropologie historique dont Emmanuel Todd est spécialiste, en termes de déconstruction des structures familiales occidentales me semblent particulièrement éclairantes et opérationnelles.
J’aime aussi beaucoup le « Je suis occidental. Il ne faut pas se raconter qu’on est autre chose que ce qu’on est. » Cela fait du bien.
Comme quoi, on peut parfaitement s’appeler Emmanuel et faire autre chose pour l’intelligence collective que se tortiller en sueur et bourré dans des discothèques exotiques en oubliant sur un coin de table les codes nucléaires…
(Je ne partage jamais d’entretiens vidéos mais là, vraiment, je fais une exception).
(Ne vous arrêtez pas au titre donné à la séquence par le Figaro, c’est tout pourri et ne reflète pas la richesse lumineuse du propos).


15 janvier 2023

La Troisième Guerre mondiale a commencé

Emmanuel Todd


Pro­pos re­cueillis par Alexandre De­vec­chio et publié dans Le Figaro du 13 janvier 2023

LE FIGARO. - Pourquoi publier un livre sur la guerre en Ukraine au Japon et pas en France ?

Emmanuel TODD. - Ici, j’ai la réputation absurde d’être un « rebelle destroy », alors qu’au Japon je suis un anthropologue, un historien et un géopoliticien respecté, qui s’exprime dans tous les grands journaux et revues, et dont tous les livres sont publiés. Je peux m’exprimer là-bas dans une ambiance sereine, ce que j’ai d’abord fait dans des revues, puis en publiant ce livre, qui est un recueil d’entretiens. Cet ouvrage s’appelle « La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé », avec 100 000 exemplaires vendus aujourd’hui.

Pourquoi ce titre ?

Parce que c’est la réalité, la Troisième Guerre mondiale a commencé. Il est vrai qu’elle a commencé « petitement » et avec deux surprises. On est parti dans cette guerre avec l’idée que l’armée de la Russie était très puissante et que son économie était très faible. On pensait que l’Ukraine allait se faire écraser militairement et que la Russie se ferait écraser économiquement par l’Occident. Or il s’est passé l’inverse. L’Ukraine n’a pas été écrasée militairement même si elle a perdu à cette date 16% de son territoire; la Russie n’a pas été écrasée économiquement. Au moment où je vous parle, le rouble a pris 8% par rapport au dollar et 18% par rapport à l’euro depuis la veille de l’entrée en guerre.

Il y a donc eu une sorte de quiproquo. Mais il est évident que le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global, entre l’ensemble de l’occident d’une part et la Russie adossée à la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale.

N’exagérez-vous pas ? L’Occident n’est pas directement engagé militairement…

Nous fournissons des armes quand même. Mais il reste vrai que nous, Européens, sommes surtout engagés économiquement. Nous sentons d’ailleurs venir notre véritable entrée en guerre par l’inflation et les pénuries.

Poutine a fait une grosse erreur au début, qui présente un immense intérêt sociohistorique. Ceux qui travaillaient sur l’Ukraine à la veille de la guerre considéraient ce pays, non comme une démocratie naissante, mais comme une société en décomposition et un « failed state » en devenir. On se demandait si l’Ukraine avait perdu 10 millions ou 15 millions d’habitants depuis son indépendance. On ne peut trancher parce que l’Ukraine ne fait plus de recensement depuis 2001, signe classique d’une société qui a peur de la réalité.

Je pense que le calcul du Kremlin a été que cette société en décomposition s’effondrerait au premier choc, voire même dirait « bienvenue maman» à la sainte Russie. Mais ce que l’on a découvert, à l’opposé, c’est qu’une société en décomposition, si elle est alimentée par des ressources financières et militaires extérieures, peut trouver dans la guerre un type nouveau d’équilibre, et même un horizon, une espérance. Les Russes ne pouvaient pas le prévoir. Personne ne le pouvait.

Longtemps, vous n’avez pas cru à l’invasion de l’Ukraine par la Russie…

J’avoue avoir été cueilli à froid par le début de la guerre, je n’y croyais pas. Concernant les ressorts profonds qui ont conduit au conflit, je partage l’analyse du géopoliticien « réaliste » américain John Mearsheimer. Ce dernier faisait le constat suivant : l’Ukraine, dont l’armée avait été prise en main par des militaires de l’OTAN (américains, britanniques et polonais) depuis au moins 2014, était donc de facto membre de l’OTAN, et les Russes avaient annoncé qu’ils ne toléreraient jamais une Ukraine membre de l’OTAN. Ces Russes font donc (ainsi que Poutine nous l’a dit la veille de l’attaque) une guerre de leur point de vue défensive et préventive. Mearsheimer ajoutait que nous n’aurions aucune raison de nous réjouir d’éventuelles difficultés des Russes parce que, comme il s’agit pour eux d’une question existentielle, plus ça serait dur, plus ils frapperaient fort. L’analyse semble se vérifier. J’ajouterais un complément et une critique à l’analyse de Mearsheimer.

Lesquels ?

Pour le complément : lorsqu’il dit que l’Ukraine était de facto membre de l’OTAN, il ne va pas assez loin. L’Allemagne et la France étaient, elles, devenus des partenaires mineurs dans l’OTAN et n’étaient pas au courant de qui se tramait en Ukraine sur le plan militaire. On a critiqué la naïveté française et allemande. Certes, mais parce qu’ils ne savaient pas qu’Américains, Britanniques et Polonais pouvaient permettre à l’Ukraine d’être en mesure de mener une guerre élargie. L’axe fondamental de l’OTAN maintenant, c’est Washington-Londres-Varsovie-Kiev.

Maintenant la critique : Mearsheimer, en bon Américain, surestime son pays. Il considère que, si pour les Russes la guerre d’Ukraine est existentielle, pour les Américains elle n’est au fond qu’un « jeu » de puissance parmi d’autres. Après le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan, une débâcle de plus ou de moins… quelle importance…? L’axiome de base de la géopolitique américaine, c’est : « On peut faire tout ce qu’on veut parce qu’on est à l’abri, au loin, entre deux océans, il ne nous arrivera jamais rien. » Rien ne serait existentiel pour l’Amérique. Insuffisance d’analyse qui conduit aujourd’hui Biden à une fuite en avant. L’Amérique est fragile. La résistance de l’économie russe pousse le système impérial américain vers le précipice. Personne n’avait prévu que l’économie russe tiendrait face à la « puissance économique » de l’OTAN. Je crois que les Russes eux-mêmes ne l’avaient pas anticipé.

Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tandis qu’elle-même subsisterait, adossée à la Chine, les contrôles monétaire et financier américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-unis de financer pour rien leur énorme déficit commercial. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les États-unis. Pas plus que la Russie, ils ne peuvent se retirer du conflit. C’est pour ça que nous sommes désormais dans une guerre sans fin, dans un affrontement dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre. Chinois, Indiens et Saoudiens, entre autres, jubilent.

Beaucoup d’observateurs soulignent que la Russie a le PIB de l’Espagne ; ne surestimez-vous pas sa puissance économique ?

En effet, le PIB de la Russie et de la Biélorussie représente 3,3% du PIB occidental, pratiquement rien. On peut se demander comment ce PIB insignifiant peut faire face et continuer à produire des missiles. La raison en est que le PIB est une mesure fictive de la production. Si on retire du PIB américain la moitié de ses dépenses de santé surfacturées, puis la « richesse produite » par l’activité de ses avocats, par les prisons les mieux remplies du monde, puis par toute une économie de services mal définis incluant la « production » de ses 15 000 à 20 000 économistes au salaire moyen de 120 000 dollars, on se rend compte qu’une part importante de ce PIB est de la vapeur d’eau.

La guerre nous ramène à l’économie réelle, elle permet de comprendre ce qu’est la véritable richesse des nations, la capacité de production, et donc la capacité de guerre. Si on revient à des variables matérielles, on voit l’économie russe. En 2014, nous mettons en place les premières sanctions importantes contre la Russie, mais elle augmente alors sa production de blé, qui passe de 40 millions à 90 millions de tonnes en 2020. Alors que, grâce au néolibéralisme, la production américaine de blé, entre 1980 et 2020, est passée de 80 millions à 40 millions de tonnes. La Russie est aussi devenue le premier exportateur de centrales nucléaires. En 2007, les Américains expliquaient que leur adversaire stratégique était dans un tel état de déliquescence nucléaire que bientôt les États-unis auraient une capacité de première frappe sur une Russie qui ne pourrait répondre. Aujourd’hui, les Russes sont en supériorité nucléaire avec leurs missiles hypersoniques.

Les États-unis sont maintenant plus de deux fois plus peuplés que la Russie (2,2 fois dans les tranches d’âges étudiantes). Reste qu’avec des proportions par cohortes comparables de jeunes faisant des études supérieures, aux États-unis, 7 % font des études d’ingénieur, alors qu’en Russie c’est 25%. Ce qui veut dire qu’avec 2,2 fois moins de personnes qui étudient, les Russes forment 30 % de plus d’ingénieurs. Les États-unis bouchent le trou avec des étudiants étrangers, mais qui sont principalement indiens et plus encore chinois. Cette ressource de substitution n’est pas sûre et diminue déjà. C’est le dilemme fondamental de l’économie américaine : elle ne peut faire face à la concurrence chinoise qu’en important de la main-d’oeuvre qualifiée chinoise. L’économie russe, quant à elle, a accepté les règles de fonctionnement du marché, mais avec un très grand rôle de l’État, et elle tient aussi sa flexibilité des formations d’ingénieurs qui permettent les adaptations, industrielles et militaires.

Certains pensent, au contraire, que Vladimir Poutine a profité de la rente des matières premières sans avoir su développer son économie…

Si c’était le cas, cette guerre n’aurait pas eu lieu. L’une des choses marquantes dans ce conflit, et qui le rend si incertain, c’est qu’il pose (comme toute guerre moderne), la question de l’équilibre entre technologies avancées et production de masse. Il ne fait aucun doute que les États-unis disposent de certaines des technologies militaires les plus avancées, et qui ont parfois été décisives pour les succès militaires ukrainiens.

Mais quand on entre dans la durée, dans une guerre d’attrition, pas seulement du côté des ressources humaines mais aussi matérielles, la capacité à continuer dépend de l’industrie de production d’armes moins haut de gamme. Et nous retrouvons, revenant par la fenêtre, la question de la globalisation et le problème fondamental des Occidentaux : nous avons délocalisé une telle proportion de nos activités industrielles que nous ne savons pas si notre production de guerre peut suivre. Le problème est admis. CNN, le New York Times et le Pentagone se demandent si l’Amérique arrivera à relancer les chaînes de production de tel ou tel type de missile. Mais on ne sait pas non plus si les Russes sont capables de suivre le rythme d’un tel conflit. L’issue et la solution de la guerre dépendront de la capacité des deux systèmes à produire des armements.

Selon vous, cette guerre est non seulement militaire et économique, mais aussi idéologique et culturelle…

Je parle ici surtout en tant qu’anthropologue. Il y a eu en Russie des structures familiales plus denses, communautaires, dont certaines valeurs ont survécu. Il y a un sentiment patriotique russe qui est quelque chose dont on n’a pas idée ici, nourri par le subconscient d’une nation famille. La Russie avait une organisation familiale patrilinéaire, c’est-à-dire dans laquelle les hommes sont centraux et elle ne peut adhérer à toutes les innovations occidentales néoféministes, LGBT, transgenres…

Quand nous voyons la Douma russe voter une législation encore plus répressive sur « la propagande LGBT », nous nous sentons supérieurs. Je peux ressentir ça en tant qu’occidental ordinaire. Mais d’un point de vue géopolitique, si nous pensons en termes de soft power, c’est une erreur. Sur 75% de la planète, l’organisation de parenté était patrilinéaire et l’on peut y sentir une forte compréhension des attitudes russes. Pour le non-occident collectif, la Russie affirme un conservatisme moral rassurant. Quand on fait de la géopolitique, on s’intéresse aux rapports de force énergétiques, militaires, etc. Mais il y a aussi le rapport de force idéologique et culturel, ce que les Américains appellent le « soft power ».

L’URSS avait une certaine forme de soft power, le communisme, qui influençait une partie de l’Italie, les Chinois, les Vietnamiens, les Serbes, les ouvriers français… Mais le communisme faisait au fond horreur à l’ensemble du monde musulman par son athéisme et n’inspirait rien de particulier à l’Inde. Or, aujourd’hui, la Russie telle qu’elle s’est repositionnée comme archétype de la grande puissance, non seulement « anticolonialiste », mais aussi patrilinéaire et conservatrice des moeurs traditionnelles, peut séduire beaucoup plus loin. Les Américains se sentent aujourd’hui trahis par l’Arabie saoudite qui refuse d’augmenter sa production de pétrole, malgré la crise énergétique due à la guerre, et prend de fait le parti des Russes : pour une part, bien sûr, par intérêt pétrolier. Mais il est évident que la Russie de Poutine, devenu moralement conservatrice, est devenue sympathique aux Saoudiens dont je suis sûr qu’ils ont un peu de mal avec les débats américains sur l’accès des femmes transgenres (définies comme mâles à la conception) aux toilettes pour dames.

Les journaux occidentaux sont tragiquement amusants, ils ne cessent de dire : «La Russie est isolée, la Russie est isolée.» Mais quand on regarde les votes des Nations unies, on constate que 75% du monde ne suit pas l’Occident, qui paraît alors tout petit. On voit alors que ce conflit, décrit par nos médias comme un conflit de valeurs politiques, est à un niveau plus profond un conflit de valeurs anthropologiques. C’est cette inconscience et cette profondeur qui rendent la confrontation dangereuse.


*Emmanuel Todd est anthropologue, historien, essayiste, prospectiviste, auteur de nombreux ouvrages. Plusieurs d’entre eux, comme « La Chute finale », «L’illusion économique» ou « Après l’empire », sont devenus des classiques des sciences sociales. Son dernier ouvrage, « La Troisième Guerre mondiale a commencé » est paru en 2022 au Japon et s’est écoulé à 100 000 exemplaires.