Gabriel Nerciat
Toujours déçu, depuis de nombreuses années, par le conformisme un peu gnangnan des homélies pascales, surtout celles du Jeudi Saint (pendant longtemps, dans ma paroisse d'adoption, elles étaient vaguement sauvées par la gravité et la ferveur des veillées d'adoration eucharistique dont la messe était le préambule et pendant lesquelles le prêtre au moins ne parlait pas).
Bien sûr, tout le monde connaît la fin de l'histoire, mais pas toujours son sens, et il me semble qu'un prêtre devrait insister là-dessus.
A chaque fois que je réentends le récit de la Cène, quelle que soit la version évangélique que l'Eglise romaine en donne lors de la célébration des messes de Pâques, je me demande toujours ce qu'en comprenaient les Apôtres, pour qui les paroles prononcées ce soir-là étaient absolument nouvelles et pas encore désactivées par deux mille ans de pratiques liturgiques et sacramentelles.
Pour nous, le sens des paroles eucharistiques est on ne peut plus clair, même si depuis Paul VI et le tournant conciliaire des années 1960, l'Eglise fait tout pour en amoindrir la crudité tragique et la teneur théologique.
Les Apôtres, eux, tous Juifs - et surtout les trois plus proches du Christ : saint Jean, saint Jacques et saint Pierre le premier pape de la Tradition chrétienne apostolique - ont-ils vraiment saisi que Jésus leur Maître leur parlait d'un sacrifice à nul autre pareil (mais malgré tout, dans sa forme rituelle, assez semblable à ceux pratiqués lors des Mystères païens dans tout le monde romain et hellénistique, comme l'a établi magistralement la récente thèse révolutionnaire de Francesco Massa) ?
Un sacrifice inouï, incompréhensible sans doute, où le corps mortel de Jésus devenait du pain et son sang du vin, comme l'enfant Dionysos dans les mystères d'Eleusis à Athènes - mais alors même que la personne humaine du Christ, bien vivante devant eux, authentifiait par sa présence charnelle que corps et sang n'étaient absolument pas séparés et donc aptes à se métamorphoser en n'importe quelle autre forme substantielle.
Dans la suite des Evangiles, on assiste à la révolte puis à la trahison de Pierre, pourtant le seul qui a reconnu d'emblée la messianité et la divinité du Christ, qui va jusqu'à trancher l'oreille d'un des flics de Caïphe venus arrêter Jésus, ainsi qu'à la colère désespérée des autres Apôtres. Ce qui semble indiquer que la nécessité de la Passion sacrificielle du Fils de Dieu leur échappait totalement.
Avaient-ils même bien saisi que Judas quelques heures auparavant était parti trahir leur Maître, et était-il vraiment le seul, Judas, à croire intérieurement que le terme de la prédication christique coïnciderait avec un soulèvement général des Juifs de Palestine contre l'occupant romain, et non avec une mise à mort sacrificielle précédant une catabase et une résurrection ?
Les Evangiles restent très flous là-dessus, mais, notamment chez saint Marc, réputé être le plus proche des évènements historiques, on croit deviner que le sens complet de la Révélation devra attendre la Pentecôte pour être totalement compris des douze Apôtres et de leurs disciples - en cela des hommes assez semblables à nous.
Quoi qu'il en soit, avec le Mystère de Pâques, c'est l'esprit des traditions païennes et juive qui ont fusionné en une sorte de synthèse ésotérique et mystérique à laquelle elles ne résisteront pas, qui survivra même à l'Universel de la romanité en se coulant providentiellement en elle, et dont le Concept hégélien tentera bien plus tard de retrouver en vain la force de propagation métaphysique et politique.
C'est ce qui en fait - malgré la révélation islamique ultérieure, malgré le rationalisme de Descartes et des Lumières, malgré tous les paradigmes de la science galiléenne - l'évènement le plus important de l'histoire humaine des deux derniers millénaires.
Et ce, que le Christ ait été finalement ressuscité ou pas.
Ce n'est pas parce que sa force décline aujourd'hui en Europe que ceux qui ont la charge de la célébrer doivent négliger de s'en souvenir et de l'approfondir adéquatement.