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25 mars 2024

Le 24 mars 1999 : la fin de la « Fin de l’Histoire »

Natalia Routkevitch

Le déclenchement des bombardements de l’OTAN contre ce qui restait de la Yougoslavie, le 24 mars 1999, est un moment de bascule de l’ordre international. Pour sa première guerre depuis sa fondation en 1949, l'OTAN choisit de cibler un État qui ne représentait aucune menace pour ses membres. Sous prétexte d'une intervention humanitaire, elle agit sans mandat des Nations unies, posant ainsi les fondements d'un nouveau schéma occidental de résolution des crises internationales. La neutralité, la nuance et la recherche de consensus entre les parties en conflit ne sont plus de mise ; les rôles de "gentils" et de "méchants" sont désormais distribués d'avance, selon les intérêts des grandes puissances. Le camp des "gentils" bénéficie d'un soutien massif de l'Occident - politique, militaire, diplomatique - pour écraser les "méchants".
Le 24 mars 1999, un avion effectue un demi-tour au-dessus de l'Atlantique au lieu d'atterrir à Washington comme prévu. À bord se trouve le Premier ministre russe, Evguéni Primakov, qui vient d'apprendre de la bouche du vice-président américain, Al Gore, le déclenchement d'une campagne de frappes aériennes en Yougoslavie. Or, depuis le début du conflit, la Russie s'oppose, quoique faiblement, à la stratégie occidentale de la punition très sélective des auteurs de crimes de guerre. Ce célèbre virage au-dessus de l’Atlantique (qui a valu une volée de bois vert à Primakov, son voyage ayant pour objectif l'obtention d'un nouveau crédit) marque aussi le début d'un infléchissement progressif du positionnement stratégique de son pays. Primakov donne son nom à une doctrine étrangère visant à rejeter le modèle unipolaire.
C'est sans doute le 24 mars 1999 que la parenthèse de la "fin de l'histoire" se referme définitivement.
Le moment unipolaire, lui, va durer encore quelque temps, caractérisé par l'interventionnisme et les "bombardements humanitaires" à foison. De nombreuses personnalités apportent leur soutien moral à ces interventions contre "l'Axe du Mal" quel qu'il soit, même si les conséquences de ces interventions sont dévastatrices. Ces mêmes personnes auront tendance, par la suite, à déplorer l'inefficacité de la justice internationale.
Dans un texte publié en avril 1999 dans "Le Monde", Václav Havel écrit des lignes révélatrices de l'attitude de certains milieux intellectuels : "Dans l'intervention de l'OTAN au Kosovo, je pense qu'il y a un élément que nul ne peut contester : les raids, les bombes, ne sont pas provoqués par un intérêt matériel. Leur caractère est exclusivement humanitaire : ce qui est en jeu ici, ce sont les principes, les droits de l'homme auxquels est accordée une priorité qui passe même avant la souveraineté des États. Voilà ce qui rend légitime d'attaquer la Fédération yougoslave, même sans le mandat des Nations unies. Mais, en m'appuyant sur mon expérience personnelle, je suis également convaincu que seul le temps permettra d'évaluer avec objectivité ce qui se passe ces jours-ci en Yougoslavie et les répercussions sur l'OTAN".
Effectivement, le regard porté sur ces événements 10 ans plus tard par un autre Tchèque, Milan Kundera, n'est pas le même. L'écrivain voit dans les bombardements autre chose que les "intérêts humanitaires", et met l'accent sur la nécessité symbolique d'écraser la Yougoslavie et de rappeler à l'Europe sa place subordonnée, vaincue, occupée...
"La nouvelle Europe est née d'une immense défaite : pour la première fois elle a été vaincue en tant que telle, toute l'Europe. Vaincue d'abord par la folie de son propre mal incarné dans l'Allemagne nazie, libérée ensuite par l'Amérique d'un coté, par la Russie de l'autre. Libérée et occupée. Je le dis sans ironie. Ces mots, tous les deux, sont justes. L'existence des résistants (des partisans) qui s'étaient battus partout contre les Allemands n'a rien changé à l'essentiel : aucun pays d'Europe (l'Europe depuis l'Atlantique jusqu'aux pays baltes) ne s'est libéré par ses propres forces. Aucun ? Quand même. La Yougoslavie. Par sa propre armée de partisans. C'est pourquoi il a fallu bombarder en 1999 les villes serbes pendant de longues semaines pour imposer , a posteriori, même à cette partie de l'Europe le statut de vaincu.
Les libérateurs ont occupé l'Europe et, elle, qui hier encore considérait sa culture, son histoire comme un modèle pour le monde, a ressenti sa petitesse.
L'Amérique était là, rayonnante, omniprésente.
Repenser et remodeler son rapport à elle est devenu pour l'Europe la première nécessité."