Translate

27 octobre 2023

Au Proche-Orient comme en France, sortir du bourbier

Natacha Polony

Être utile. Et tenir une position équilibrée au milieu des haines et de la rage, au milieu des massacres et du chaos. Emmanuel Macron est lucide. Il sait que son déplacement en Israël n’infléchira pas pour l’heure le cours des choses et que la voix de la France s’est depuis plusieurs années réduite à son poids économique, c’est-à-dire pas grand-chose. Mais il sait également que la France, avec près de 10 % de citoyens de confession musulmane et 500 000 citoyens de confession juive, est sans doute le pays le plus fragile face à ce conflit, alors même que la République aurait pu, aurait dû, l’en protéger, si elle n’avait été savamment attaquée, réduite, vidée de sa substance. Il y a seulement vingt ans, la France s’élevait contre la folie américaine de la guerre en Irak et les mensonges qui l’accompagnaient, soulevant l’enthousiasme et l’admiration d’une partie du monde qu’on appelle désormais le « Sud global ». Elle le faisait contre l’axe qui se dessinait alors entre Washington et Jérusalem et contre son propre courant atlantiste et néoconservateur. Au même moment foisonnaient à Paris les événements pour soutenir l’initiative de Genève qui dessinait un rapprochement entre Israéliens et Palestiniens. Marianne en était un des acteurs.

Que s’est-il passé depuis ? Que s’est-il passé pour qu’au lendemain des atroces massacres perpétrés par le Hamas un ancien Premier ministre, Manuel Valls, puis la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, fassent chacun le déplacement en Israël, mais soient incapables d’avoir un mot pour dénoncer les bombardements massifs sur Gaza, pas plus que la politique de colonisation en Cisjordanie, alors même qu’elle tend à rendre impossible l’unique solution au conflit, pourtant soutenue officiellement par la France : l’existence de deux États. Que s’est-il passé pour qu’à gauche un Jean-Luc Mélenchon, suivi par une majorité de ses troupes, soit prêt à toutes les compromissions clientélistes, jusqu’à résumer « la France » à une foule criant « Allahu akbar » place de la République ? La prière de tous les musulmans, plaident certains, faisant mine de ne pas voir la différence majeure entre une prière psalmodiée dans un lieu de culte par des croyants dans l’intimité de leur foi et ce cri lancé dans l’espace public comme un programme d’affirmation du religieux et de constitution d’une communauté spécifique au sein de la nation. Faisant mine de ne pas voir que la transformation d’un conflit territorial en une guerre de religion est justement ce qui va rendre insoluble le conflit israélo-palestinien et l’étendre au reste du monde.
 
LA FRANCE N’EST PLUS LA FRANCE

Les fracas du Proche-Orient et la fracturation de la France sont en fait profondément liés. Ils sont la conséquence d’un double mouvement. D’un côté, la stratégie de conquête des différents courants radicaux de l’islam – salafisme, wahhabisme, et Frères musulmans –, qui ont petit à petit « réislamisé » les populations musulmanes au Proche-Orient, en Afrique mais aussi en Europe (jusque dans le vêtement, puisque l’abaya est avant tout un signe de colonisation culturelle des pays du Golfe). De l’autre, une politique américaine profondément impérialiste et imprégnée de messianisme, par-delà les quelques nuances entre un Bush totalement néoconservateur, un Obama plus modéré ou un Trump supposément isolationniste.

En vingt ans, les États-Unis ont poursuivi sous diverses formes leur politique qui consistait à distinguer un camp du Bien et un axe du Mal dont les contours sont ceux de leurs intérêts. Les pays européens ont été priés de s’aligner, et leurs entreprises de se plier aux règles de l’extraterritorialité du droit américain qui leur interdisait toute forme d’indépendance. Israël, malgré la politique délirante et dangereuse de Benyamin Netanyahou, était un poste avancé du « camp occidental » et les accords d’Abraham venaient couronner cette politique de Pax Americana qui permettait de se consacrer entièrement à la guerre commerciale et informationnelle avec la Chine. Tant pis pour les Palestiniens et le droit international. Formidable message pour le « Sud global » qui comprenait donc bien que ce droit international était à géométrie variable, au gré des intérêts de la superpuissance.

La France, après le coup d’éclat de 2003, a subi un recadrage brutal et d’autant plus simple à administrer qu’elle était en voie de désindustrialisation, et donc dépendante, notamment pour son matériel militaire, de la puissance américaine. Le courant atlantiste s’est affirmé, poussant le pays dans un alignement total avec la politique extérieure américaine au fil des quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Le message est passé jusque dans les pays arabes : la France n’est plus la France. Sur le plan intérieur, ce fut un mélange malsain : d’un côté, l’incapacité à nommer l’islamisme, quitte à persuader certains Français juifs, après la tuerie d’Ozar Atorah, qu’on ne les protégerait pas du nouvel antisémitisme. De l’autre, une récupération du principe de laïcité par le camp le plus atlantiste : en apparence, la défense de la République ; en réalité, l’alignement sur le « camp du Bien », l’effacement de la spécificité européenne et l’impérialisme au nom de l’« Occident ». Emmanuel Macron semble vouloir sortir de cette logique mortifère. Il y faudra du temps, de l’humilité et une volonté de fer. Pas de coup politique mais de la constance pour œuvrer à la paix, là-bas comme ici.