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16 mai 2023

SUR LA VICTOIRE DU SULTAN

Gabriel Nerciat

En Turquie, victoire écrasante de Erdogan, qui dément tous les sondages plutôt catégoriques des semaines passées – même si le sultan, dont la coalition islamo-conservatrice a déjà remporté haut la main les élections législatives, va devoir pour la première fois et pour la forme affronter un second tour joué d'avance contre son adversaire kémaliste et atlantiste, Kiliçdaroglu.
C'était pareil pour Trump en 2016 (et en 2020), pour Orban et pour Netanyahou en 2022, pour Poutine avant 2014 et sans doute encore, après l'Ukraine, en 2024.
À Paris ou à Berlin, tout le monde a l'air surpris, d'autant que l'hyperinflation qui ravage le pays depuis plus d'un an, l'usure du pouvoir, la mauvaise santé du sultan, l'union à l'arraché de ses adversaires les plus baroques et les conséquences du tremblement de terre dans les régions proches de la Syrie semblaient promettre une défaite assez nette et sans bavure au fondateur islamo-nationaliste de l'AKP.
Faute de mieux, on se contente ici de ressortir les traditionnels boniments sur la fraude électorale (démentie par tous les observateurs de l'OCDE) ou sur le énième complot russe destiné à fausser les élections (ben voyons, comme dit l'autre : Poutine c'est Fantômas for ever).
Peut-être serait-il temps quand même que ce qui passe pour être l'élite éclairée du monde occidental parvienne à comprendre qu'un certain nombre de peuples, qui ne semblent pas encore gagnés par la furie du wokisme et du reniement de soi, préfèrent être dirigés par des chefs autoritaires et rusés plus qu'ambigus ou détestables voire brutaux, mais dont l'action parvient malgré des hauts et des bas à les remettre à la hauteur de l'Histoire – et ce, quitte à connaître des évolutions économiques moins fastueuses qu'aux débuts de la mondialisation et à susciter l'ire ou la détestation d'un certain nombre de leurs voisins.
À vrai dire, il suffisait de voir la gueule de Kiliçdaroglu brandissant son oignon dans sa cuisine, en suscitant l'admiration de tous les communicants à la noix du bloc occidental, pour comprendre que l'issue du scrutin ne serait pas exactement celle qu'on attendait à Istanbul et à Bruxelles. Franchement, qui a envie de voter pour un oignon ?
Les universitaires anglo-saxons parlent toujours des libéraux et des illibéraux, des cosmopolites et des souverainistes, etc.
Mais le vrai clivage qui divise et scinde en deux de façon irrémédiable la plupart des sociétés modernes se trouve peut-être ailleurs, ou plutôt au-delà : il discrimine et oppose ceux qui croient d'abord en la force de la société civile (une masse aléatoire d'individus dont les intérêts économiques et les droits positifs interagissent de façon perpétuelle, indépendamment des pesanteurs de l'Histoire ou des prégnances territoriales, dans le seul cadre de la compétition économique globale) et ceux qui croient en la permanence des nations et des peuples, au sein d'un monde où les antagonismes de puissance et d'identité redeviennent de façon universelle à peu près ce qu'ils étaient avant la fin des guerres mondiales et les illusions du multilatéralisme, parfois au détriment de leurs intérêts individuels.
La question de savoir si l'on aime ou non Erdogan et si l'on a raison de l'aimer ou de le détester n'a à mes yeux dans ce contexte pas grand intérêt : après tout, nous ne sommes ni Turcs ni Kurdes ni Alévis, et le sort des Grecs chypriotes ou des Arméniens semble nous émouvoir et nous intéresser beaucoup moins que celui des Ukrainiens (n'est-ce pas, Pascal Bruckner et Sylvain Tesson ?).
Autant se demander si l'on aime ou non une montagne.
Quand elle est là et qu'on ne peut pas la contourner, on est bien obligé de faire avec elle.