10/10/2025
Guerre à Gaza : la stratégie israélienne de la terre brûlée

Israël et le Hamas sont parvenus, le 9 octobre, à un accord de cessez-le-feu à Gaza. Reporterre revient sur la stratégie israélienne de la terre brûlée, qui a détruit plus de 3 000 km² au Proche-Orient depuis 1948.
Beyrouth (Liban), correspondance
Les armes vont-elles enfin se taire ? Le 9 octobre, Israël et le Hamas ont conclu un accord, qui prévoit notamment la libération des otages israéliens et des prisonniers palestiniens, ainsi que l’entrée d’aide humanitaire à Gaza — même s’il est trop tôt pour parler de paix. Ces deux années de conflit meurtrier ont semé la dévastation — 68 000 personnes ont été tuées par l’armée israélienne, selon le ministère de la Santé de Gaza. Mais l’armée israélienne a aussi détruit les moyens de subsistance et l’environnement des populations palestiniennes, suivant une stratégie connue depuis des millénaires : celle de la terre brûlée.
De la Grèce antique à Napoléon, au Vietnam comme pendant la colonisation des Amériques, l’environnement et l’agriculture ont souvent fait les frais de ce qui y est maintenant condamné comme un crime de guerre dans le droit international. Le principe est simple : détruire tout ce qui pourrait permettre à une force ennemie de survivre — l’anéantissement par la faim, la misère et la dévastation.
Une stratégie qu’Israël a appliquée méthodiquement depuis sa création en 1948, affectant les écosystèmes de toute la région du Bilad al-Sham (le Levant et Proche-Orient sont des termes coloniaux). Au total, selon les décomptes de Reporterre, en se basant sur des sources historiques et modernes, plus de 3 000 km² de terres arables auraient été incendiées, détruites, bulldozées : soit la moitié de la Palestine actuelle.

Surfaces brûlées et/ou détruites en fonction des années. © Philippe Pernot / Reporterre
Les destructions écocidaires infligées à Gaza en sont l’exemple récent le plus marquant. « À Gaza, Israël applique la stratégie de la terre brûlée pour y rendre la vie impossible : tout y est démoli, pour en faire une ville fantôme, sans aucun moyen de subsistance. Le but est de nous anéantir, même quand les bombardements cesseront », déclare le docteur Ahmed Hilles, directeur de l’Institut national pour l’environnement et le développement à Gaza et maître de conférences à l’université Al-Azhar, au département des sciences de l’eau et de l’environnement. Réfugié en Égypte depuis avril 2024, il dirige à distance de nombreux projets humanitaires liés à l’eau, l’environnement et la pollution.
Dans l’enclave palestinienne, les chiffres sont sans appel : 80 % des terres arables détruites, 97 % des vergers réduits en cendres, un demi-million de personnes au stade le plus avancé de famine — en plus du nombre vertigineux de morts (au moins 68 000 personnes), de blessés (plus de 167 000 personnes), de déplacés (plus de 1,9 million).
« Il s’agit d’un véritable “écogénocide” : il n’y a pas que les bombes, mais aussi la pollution, les maladies, tous ces facteurs environnementaux qui tuent des Gazaouis, dit-il. En deux ans, les Israéliens ont détruit ce que nous avons construit pendant des centaines d’années, voire des millénaires. »
Un siècle avant la création de l’État d’Israël, l’Empire britannique avait imaginé un plan axé sur l’agriculture et la terre pour coloniser la Palestine, indique Mazin Qumsiyeh, directeur du Musée d’histoire naturelle à Bethléem et de l’Institut palestinien de la biodiversité et de la durabilité.
Cette obsession a alimenté le nettoyage ethnique de la Palestine lors de la Nakba de 1948 : entre 400 et 600 villes et villages palestiniens furent dépeuplés, 700 000 Palestiniens contraints à l’exil, leurs maisons et vergers détruits.
« Comme dans tout processus colonial, il fallait déraciner les habitants et les écosystèmes : alors, les Israéliens ont remplacé les figuiers et oliviers par des pins européens », explique Mazin Qumsiyeh, qui lutte pour préserver la faune et la flore locale : plusieurs espèces mythiques comme les léopards, les guépards et les hiboux-pêcheurs ont disparu après la Nakba.

Des vignes soufflées par un bombardement israélien dans la vallée de la Bekaa, au Liban, le 11 octobre 2024. © Philippe Pernot / Reporterre
Son musée bénévole, à Bethléem, est cerné de 250 checkpoints, d’innombrables colonies israéliennes qui s’étendent illégalement en Cisjordanie occupée, quitte à la réduire à un archipel de localités palestiniennes isolées les unes des autres.
« Même si la situation actuelle en Cisjordanie est très différente de Gaza, je suis convaincu que le même destin nous attend : l’anéantissement et l’enfermement dans des ghettos, des réserves, car c’est la logique de tout projet colonial, des Amériques à l’Australie », dit Mazin Qumsiyeh.
Au total, 78 % des terres palestiniennes ont été conquises en 1948, et du reste, les deux tiers de la Cisjordanie restante sont sous contrôle israélien. Démolitions administratives [2] menées par l’armée et attaques de colons ont détruit 9 600 hectares de terres agricoles et 10 000 oliviers depuis le 7 octobre 2023, en plus des terrains annexés ou abandonnés en Cisjordanie.

Ceinture de feu
La même stratégie se déploie partout au cours de l’histoire récente du Bilad al-Sham. « Au Liban-Sud, la terre a été convoitée depuis les origines du mouvement sioniste juif, déjà à l’époque ottomane », explique Zaynab Nemr, chercheuse environnementale travaillant entre l’Université américaine de Beyrouth et l’ONG Dalla, dirigée par des femmes au Liban-Sud. C’est ainsi que dès 1923, sept villages agricoles libanais ont été transférés au futur État hébreu, puis dépeuplés et démolis en 1948, leurs raisins, vergers, oliviers détruits.
Puis, lors de la guerre civile libanaise, Israël a envahi le Liban à plusieurs reprises et occupé le sud du pays de 1982 à 2000 – dans le but de lutter contre la résistance palestinienne de l’OLP, mais aussi d’accaparer des ressources longtemps convoitées. « L’occupation a laissé une marque profonde et durable sur l’environnement et la vie agricole de la région : l’État d’Israël s’est systématiquement approprié, a pollué et contrôlé les ressources naturelles — notamment l’eau et les terres agricoles fertiles », explique-t-elle.

Le tout selon un schéma déjà bien rodé. « Dans le Liban-Sud occupé, les Israéliens ont érigé un système similaire à celui en Cisjordanie : ils ont contrôlé les déplacements des agriculteurs, mais sont aussi devenus les maîtres du temps, en décidant de la durée des récoltes », soutient Zaynab Nemr. Entre 1982 et 2000, des dizaines de milliers d’hectares de terre arable et d’arbres fruitiers avaient été détruits.
Écocide
Les destructions environnementales ne se sont pas arrêtées là. Lors de la guerre de 2006, le bombardement de la centrale électrique de Jiyeh a mené à la plus grande marée noire de l’histoire de la région.
Après le 7 octobre 2023, alors que l’armée israélienne et le Hezbollah se sont affrontés dans une escalade qui a mené à une invasion terrestre israélienne, le 23 septembre 2024, la nature a de nouveau été prise pour cible. Bombardements, dynamitages, bulldozage, incendies, phosphore blanc : c’est par le feu que l’État hébreu a créé une « zone tampon » ravagée à sa frontière, détruisant 37 villages et réduisant 10 000 hectares de terres agricoles, forêts et vergers en cendres. 40 000 oliviers auraient brûlé dans cette région agricole qui fait la fierté de ses habitants.

« En commettant cet écocide, Israël a voulu rompre le lien entre le peuple et la terre. Il s’agit de cibler intentionnellement la nature comme arme : brûler les arbres, empoisonner le sol et vider les villages », témoigne Zaynab Nemr, qui a cartographié les terres brûlées et mène des projets de réhabilitation par l’agroécologie.
Si l’écocide est régional, la résistance l’est aussi. Et nombre d’activistes et d’agriculteurs luttent pour préserver ce qui reste, de la Palestine au Liban, en Jordanie et en Syrie. Car c’est là-bas, dans ce pays tout juste délivré du joug du dictateur Bachar al-Assad, que les forces israéliennes ont envahi une bande frontalière de 400 km², y démolissant des champs, des puits, et en créant une nouvelle zone d’occupation censée être temporaire. L’avenir nous le dira.