Gaultier Lavigerie
Il y a des lieux où l’on sent que quelque chose a cessé de vivre, des lieux un peu déserts, un peu sales, où le dernier bureau de poste a fermé et où la boulangerie s’est transformée en kebab, sans que personne ne s’en soit vraiment ému. Un vague drapeau tricolore claque dans le vent d’octobre, au fronton de la mairie, mais il a pris des airs de vestige du passé. Il appartient à un décor oublié, comme une relique anachronique.
Il est une sorte de vieux jouet cassé dans une chambre d’enfant désertée.
Par endroits, c’est cela, la France d’aujourd’hui : un pays-musée, qui subsiste par les détails, mais dont l’âme s’est évaporée. On y respire l’odeur tiède de la résignation et du chlore bas de gamme des piscines municipales.
Pendant longtemps, l’Occident s’est cru éternel. Il se rêvait centre du monde, convaincu de sa supériorité, de sa mission civilisatrice. Il avait inventé la démocratie libérale, les droits de l’homme, le cubisme, la psychanalyse. Il pensait que tout le monde finirait par lui ressembler. Fille flamboyante d’un occident triomphant, la France croyait aux grands récits, aux Lumières, à Hugo, à Renan, à Proust, à Lévi-Strauss, plus tard à Ferré, à Brel, à Gainsbourg, aux troquets, à l’État-providence. Elle croyait à la galantine de lièvre aux pistaches, à la blanquette de veau, au vol-au-vent, au Pommard, au Brillat-Savarin, à l’incomparable crêpe Suzette... Pauvre folle !
Ce qui nous advient aujourd’hui n’est pas une guerre, pas exactement une invasion. C’est une dissolution, un effacement progressif, un glissement dans le sommeil profond dont on ne risque de ne jamais revenir. C’est une euthanasie sans morphine, en quelque sorte. Une autre culture s’installe. Elle est jeune, confiante. Elle est multitude et force sauvage. Elle croit encore, prie encore, fait des enfants, qui croient encore davantage et prient encore davantage. Elle fait aussi du bruit, beaucoup de bruit, mais au moins elle fait quelque chose. Pendant que nous parlons, elle s’ancre. Pendant qu’on trie nos déchets et qu’on hésite entre tofu bio et flexitarisme responsable, elle bâtit des mosquées, elle fonde des familles.
Les élites regardent ailleurs. Elles sont à Davos ou dans le Marais, selon les jours. Les classes moyennes se taisent ou fuient. Et les anciens, ceux qui se souviennent d’un pays homogène, d’un dimanche à la messe, d’une maîtresse à la craie blanche, d’un zinc familier, d’un jeu de quilles de bois, de vacances chèrement acquises et bien méritées… de tout ce qui faisait l’affectio societatis – ce concept ringard qu’aucun ministre ne connaît plus. Ceux-là sentent venir la fin, mais n’ont plus la force de dire non. Ils regardent The Voice en mangeant des rillettes Monoprix. Il avalent sagement ce que rejette l’époque.
L’Occident comate. Son cœur bat doucement. Il s’est laissé gagner par une léthargie qui menace de l’emporter. Le sommeil, c’est presque la mort. Et franchement, ce n’est même pas une mauvaise nouvelle.
Le plus troublant, c’est le caractère mécanique du processus. Aucun ministre, aucun plan quinquennal, aucune circulaire n’a orchestré cette transformation. Elle s’est produite comme l’érosion d’une falaise ou le lent recul d’une langue glaciaire. Naturellement. Presque gentiment. Une civilisation vieillissante, fatiguée, ouverte jusqu’à l’indifférence, a laissé venir d’autres peuples et d’autres habitudes. Pas de bataille. Pas de traité. Pas de résistance. Rien. Le suicide occidental s’est fait sans hurlements. En chaussons Eram.
On a beau parler de politique migratoire, de quotas, de frontières : ce sont des mots, des petits pansements Hello Kitty sur une hémorragie fémorale. La dynamique démographique, elle, poursuit sa logique interne, mathématique, brutale. C’est la logique du ventre, des utérus et de la Foi. Pendant que l’Occident débat de futilités sur X, l’autre culture construit des majorités. Elle ne conquiert pas, elle s’installe. Elle ne demande pas l’autorisation : elle vit.
Dans les journaux, on appelle ça une chance. "La diversité est une richesse", dit le panneau à l’entrée du quartier. Richesse pour qui ? Mystère. Derrière la rhétorique euphorisante, il y a l’impression diffuse d’une perte de contrôle. On ne sait plus qui gouverne. À vrai dire, on ne sait plus si quelqu’un gouverne. Les flux avancent. Les gouvernements passent. Les cartes restent les mêmes, mais le terrain change.
Ce qui est en train de se jouer n’est pas une crise passagère. C’est un basculement irréversible. Un peuple qui ne croit plus en lui-même, qui n’a plus d’enfants, qui ne lit plus, qui se méfie de tout, jusqu’à son ombre, ne peut rien maîtriser. Il subit. Il subit en râlant, bien sûr. C’est sa dernière forme d’énergie : la plainte passive-agressive. Dans les cafés encore ouverts, on continue à plaisanter, à voter, à faire des bilans carbone. C’est peut-être ça, la fin d’une civilisation : un enchaînement de gestes automatiques, une résignation automatisée.
Il y eut des invasions, des conquêtes, des colonisations. Rome, Byzance, les Mongols, les Espagnols. L’histoire est pleine de violences fécondes. Mais jamais une civilisation ne s’était effacée en douceur, avec le sourire, en tendant la main à ceux qui allaient la supplanter. Le spectacle est fascinant, presque esthétique. L’Occident se retire de lui-même comme une vieille actrice qui sent qu’elle n’a plus le rôle principal. Il cède sa langue, ses repères, sa mémoire. Et il appelle ça tolérance. Dans d’autres contextes, on aurait parlé de dépression collective.
On dira que cette autre culture n’a rien demandé. Qu’elle est venue sur invitation. Qu’elle a répondu à une annonce. Elle a pris l’avion. Elle est arrivée. Et peu à peu, ce n’est plus elle qui s’est adaptée, mais nous. Nous avons baissé le volume, changé les menus, modifié les prénoms. Le peuple d’origine s’est recroquevillé dans ses culpabilités et ses sophismes. Il a même appelé ça un "vivre-ensemble". Expression admirable, au fond, puisqu’elle ne signifie rien.
L’erreur, peut-être, fut de croire que tout serait soluble dans la République. Comme si la République était un lave-vaisselle. Mais les civilisations ne se diluent pas. Elles cohabitent un temps, puis l’une domine. Ce n’est pas un jugement moral, c’est une loi de la nature. Une société qui doute face à une société qui croit : inutile de lancer les dés.
Le fait est là : le peuple premier, celui des hussards noirs de la République, des paysans silencieux, des fonctionnaires de sous-préfecture et des prêtres de campagne, n’est plus majoritaire chez lui. Il vieillit, il se tait, il s’éteint en souriant, persuadé qu’il fait preuve de bienveillance. Il meurt avec élégance, en consultant son solde de points retraite.
Mais l’Histoire, parfois, prend des tournants imprévus. Elle est brutale, cruelle, imprévisible. Elle se moque bien de nos principes, de nos hashtags, de nos indignations en ligne. Elle ne s’intéresse qu’à la force nue.
En Grande-Bretagne, quelque chose vient de se produire. Ce n’est pas encore une révolution. Mais, ce n’est plus une plainte. C’est un sursaut. Le peuple premier s’est levé. Il n’a pas demandé l’avis du Conseil des Droits Humains. Il a dit : "Assez."
Les journaux y voient un cri de haine. Mais c’est un cri de vie, maladroit, rugueux, sincère. L’Angleterre éternelle, celle des landes brumeuses, des pintes tièdes, des pensionnats tristes, des romans de Jane Austen et des fish & chips graisseux, ne veut pas mourir dans un brouillard multiculturel. Elle le dit. Et ce seul fait rebat les cartes.
L’Europe s’était couchée. Les nations étaient devenues des hôtels sans âme, des aires d’accueil améliorées, où plus personne ne savait qui était le concierge. Mais voici que l’idée d’un peuple d’origine ressurgit. Pas comme une nostalgie : comme une énergie. Une énergie confuse, peut-être, mais indéniable.
Et si cette Europe-là, celle des clochers, des morts, des mères silencieuses, décidait – enfin – de ne pas céder la place ? Et si le confort cédait à la colère ? Et si l’élégance de la disparition laissait place à l’âpreté du refus ?
Le monde est fondé sur les affrontements. Il n’y a pas de paix longue. Chaque civilisation meurt ou résiste. L’Occident avait choisi de mourir avec panache, un dernier verre à la main. Peut-être, finalement, n’en a-t-il plus envie.
Il est trop tôt pour conclure. Mais un frisson parcourt l’Europe. Et peut-être, pour la première fois depuis longtemps, il ne s’agit plus d’un frisson de honte. Peut-être est-ce un début d’orgueil.