Gabriel Nerciat
-26/10/2025- Curieux documentaire vu en cette fin de semaine sur Arte à propos de la vie et de la mort précoce de Nicolas de Staël (« Nicolas de Staël, la peinture à vif »).
Le réalisateur, François Lévy-Kuentz, s’efforce de démontrer que c’est la rupture avec sa dernière maîtresse Jeanne Mathieu, qui avait décidé, au terme d’une violente passion amoureuse de plus d’un an, de le quitter pour renouer avec son mari, qui poussa le peintre à se jeter dans le vide, en mars 1955, alors même qu’il abordait la quarantaine et que son œuvre atteignait enfin la pleine reconnaissance internationale, après deux décennies de vache enragée et d’insuccès constant.
Pourquoi ai-je autant de mal à être convaincu ?
Le suicide de Staël, à vrai dire, m’a toujours troublé. Contrairement à ce qu’on a pu écrire, il ne ressemble pas du tout à celui de Van Gogh, 65 ans plus tôt.
Non seulement au milieu des années 1950 il commençait à être reconnu en Amérique et à gagner de l’argent, mais de plus sa puissance de création, affermie par la découverte des riches lumières provençales ou siciliennes et la force tellurique qui émane des rivages montagneux de la Méditerranée, semblait enfin avoir trouvé la voie royale qu’elle cherchait depuis le début de son long et intense compagnonnage avec Braque et Delaunay pendant l’Occupation.
Ce qui est troublant, c’est justement le contraste entre les dernières toiles du peintre, surtout celles réalisées à Antibes autour du fort carré ou des motifs de marines, qui paraissent refléter une sérénité et une paix intérieures qu’aurait sans doute enviées Vincent, et la brutalité inattendue du passage à l’acte fatal.
Seules quelques grandes traînées de rouge, ici ou là, semblent attester d’une possible tension mentale, mais ce sont des indices trop ténus pour qu’on leur donne valeur de symptôme.
D’après Lévy-Kuentz, Staël aurait été brisé par la décision de Jeanne car c’était, selon lui, la première fois de sa vie qu’il était quitté par une femme (alors qu’en général c’est plutôt lui, séducteur ombrageux, qui enlevait les femmes des autres).
Vraiment ? Orgueil d’amant frustré et d’époux coupable, agrémenté de quelques polémiques entretenues avec des imbéciles avant-gardistes qui trouvaient ses footballeurs un peu trop facilement reconnaissables ?
Je n’y crois pas deux minutes. Un artiste de cette trempe ne se tue pas parce que son ego souffre d’un échec sentimental et que des crétins qui l’indifféraient au plus haut point déblatèrent sur sa peinture.
Peut-être au contraire Nicolas de Staël a-t-il résolu de quitter ce monde parce que ce monde et lui avaient fini par nouer un pacte bien plus décisif et irrévocable que celui que la passion ou le désir auraient pu le pousser à conclure avec Jeanne ou n’importe laquelle des femmes qu’il a aimées.
Les dernières formes peintes par l’artiste au-dessus d’une mer plus compacte que celle de son maître Cézanne sont investies d’une saillance si écrasante que la mer se noierait elle-même à vouloir les dissoudre.
On pense à Nietzsche et à cette pensée éparse de ses carnets jetée quelques semaines avant le basculement dans la folie à Turin, selon laquelle le monde est devenu tellement parfait et pétri de nécessités grandioses qu’il faut choisir entre être le maître de tout ou bien se dissoudre dans le rien.
Entre les deux, la mort volontaire, tranchante comme un nœud gordien, offre une alternative plus facile. À première vue, tout du moins.
