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19 septembre 2025

Drones russes en Pologne : l’OTAN face au spectre de l’escalade et au risque d’effondrement ukrainien

Georges Kuzmanovic
19/9/2025

Quelques drones errants suffisent à mobiliser l’OTAN. Mais derrière le théâtre médiatique, l’Alliance n’a ni la force ni la volonté de sauver une Ukraine à bout de souffle.


Lorsqu’un groupe de drones a pénétré l’espace aérien polonais, l’OTAN a convoqué sa première consultation au titre de l’article 4 depuis des années. Pendant plusieurs heures, les gros titres en Europe et aux États-Unis ont évoqué une possible escalade susceptible de transformer la guerre en Ukraine en confrontation directe entre l’OTAN et la Russie. Mais une fois l’émotion retombée, l’incident a révélé moins une agression imminente de Moscou qu’un faisceau d’incertitudes : la fragilité du récit occidental, le désespoir stratégique de l’Ukraine et les fissures internes à l’OTAN.

L’incident : ambiguïté et escalade

Les drones en question n’étaient pas des plates-formes de frappe bourrées d’explosifs, mais des engins non armés, peut-être des leurres ou des appareils de reconnaissance. Ils ont été abattus en territoire polonais par des défenses aériennes coordonnées de l’OTAN. Les premières spéculations ont présenté l’événement comme une attaque intentionnelle russe, mais des éléments ont rapidement suggéré d’autres explications : erreur de navigation lors d’une frappe massive russe contre l’Ukraine, brouillage ukrainien ayant dévié les drones, voire provocation ukrainienne destinée à entraîner davantage l’OTAN dans la guerre.

La position russe est restée constante : Moscou a nié toute implication délibérée, demandant rhétoriquement « à qui profite le crime ? ». Après trois ans de conflit, la Russie n’avait guère intérêt à ouvrir un nouveau front contre l’OTAN. L’Ukraine, en revanche – épuisée sur le champ de bataille et avide d’une implication occidentale accrue – pouvait avoir des motivations. Des diplomates russes ont rappelé des précédents où des missiles ukrainiens avaient frappé la Pologne, imputés d’abord à Moscou, avant que les enquêtes ne dissipent l’accusation.

Malgré ces doutes, Varsovie a déclaré une urgence au titre de l’article 4, donnant un poids politique à l’incident et permettant à l’OTAN d’annoncer des renforts symboliques. Mais ceux-ci se sont limités à quelques avions de chasse et rotations de troupes – des gestes jugés insignifiants militairement face aux forces aguerries de Moscou.

Le front de la guerre : un horizon sombre pour Kiev

L’incident des drones ne peut être séparé de la situation sur le terrain. Les commandants ukrainiens reconnaissent désormais eux-mêmes que la Russie détient un avantage numérique de trois à six fois supérieur le long des lignes de front. Des brigades entières ne disposent que de la moitié de leurs effectifs requis, laissant de larges brèches exploitables par Moscou. Chaque mois, environ 35 000 hommes sont mobilisés en Russie, tandis que l’Ukraine peine à recruter.
Contrairement aux représentations occidentales décrivant la Russie lançant ses soldats dans des « hachoirs à viande », les tactiques russes se veulent prudentes : reconnaissances par petits groupes d’infanterie, suivies d’une saturation d’artillerie, de drones et de bombes planantes. Cette méthode limite les pertes russes tout en affaiblissant régulièrement les défenses ukrainiennes.

Koupiansk et Pokrovsk sont sur le point de tomber.

Ce seraient des défaites majeures ayant deux conséquences dont on aurait peine, du côté ukrainien, à déterminer laquelle serait la pire : soit une part importante de l’armée ukrainienne risque d’être encerclée sans aucun espoir de s’en sortir, soit l’armée ukrainienne doit refluer chaotiquement vers la rive droite du Dniepr en abandonnant son matériel lourd et en subissant des pertes importantes (comme dans l’oblast de Koursk) et… livrant toute la rive gauche du Dniepr à la Russie, soit 50% du territoire de l’Ukraine et la perte de villes majeures comme Kharkov, Zaporijia, Dniepropetrovsk, Potlava.
Dans le même temps, l’armée russe réalise une pression forte en direction de Zaporijia – qui est à mon sens l’axe principal de leur offensive en plusieurs zones du front – au point qu’on peut imaginer une traversée du Dniepr.

Quant aux sanctions, saluées initialement comme une arme décisive, elles ont échoué. Dix-huit trains de mesures n’ont pas brisé Moscou, mais ont fragilisé les économies européennes et rapproché la Russie de la Chine et de l’Inde. L’idée de sanctions secondaires contre Pékin et New Delhi reste chimérique, ces deux puissances étant devenues des partenaires énergétiques et commerciaux incontournables pour Moscou.

L’asymétrie est flagrante : la Russie augmente sa production militaire et rend son économie toujours plus souveraine, tandis que les économies occidentales – surtout européennes – affrontent des contraintes politiques et budgétaires. Les appels à renforcer les dépenses de défense se heurtent à la réalité des États-providence. Même si l’Europe relançait ses industries, la guerre pourrait se conclure avant que les usines ne livrent leurs volumes. Et c’est un grand « même » : la guerre en Ukraine dure depuis plus de 40 mois sans que rien n’ait été entrepris, ce qui est d’autant plus étonnant que la Russie, selon Macron, Merz, von der Leyen ou Starmer menacerait d’envahir l’Europe.
On peut noter que ce décalage entre les propos belliciste et enflammés et les réalisations concrètes quasi nulles ressemble à ce qui suivi la crise COVID : rien – pas de renforcement de la production de médicaments en France et en Europe pour moins dépendre de la Chine et de l’Inde, développer un pôle français du médicament, restaurer les EPRUS (Etablissements publics de réaction aux urgences sanitaires)… non des mots et peu d’action, comme si le verbe était performatif.

Le dilemme de l’OTAN : entre symbole et réalité

L’épisode polonais a mis en lumière les contradictions de l’OTAN. Les discours officiels affirment que la sécurité de l’Ukraine est inséparable de celle de l’Europe, mais l’Alliance n’a ni la capacité matérielle ni la volonté politique de tenir cette promesse. Une zone d’exclusion aérienne, évoquée après l’incident, équivaudrait à une guerre directe avec la Russie – un scénario rejeté par toutes les capitales occidentales compte tenu du principe de base de la dissuasion nucléaire, à savoir qu’on ne mène pas une guerre directe contre une puissance nucléaire, surtout quand elle dispose de 6000 têtes nucléaires.

Les renforts annoncés, limités, traduisent cette ambiguïté : afficher l’unité sans véritable dissuasion. La posture maximaliste de l’OTAN – promettant l’adhésion de l’Ukraine et la défense intégrale du territoire allié – repose sur des bases militaires fragiles. Si les lignes ukrainiennes s’effondrent, l’Alliance devra choisir entre une escalade hors de sa portée ou une défaite humiliante. D’autant que les Européens évoquent un déploiement de troupes… une fois un cessez-le-feu conclu, cessez-le-feu que la Russie rejette depuis 20 mois maintenant de manière constante.
Par ailleurs, cette posture qui proclame l’envoi de troupes de l’OTAN en Ukraine, nourrit la volonté russe de continuer la guerre jusqu’à la capitulation sans condition de Kiev ; en effet, l’entrée de la Russie en guerre est très exactement causée par la potentielle présence de troupes de l’OTAN en Ukraine.

Ce décalage nourrit les scénarios de partition contrôlée. L’ouest de l’Ukraine pourrait être ainsi absorbé par la Pologne avec l’aval tacite de Moscou, tandis que la Russie consoliderait son emprise sur l’est et le sud. C’est mon hypothèse depuis 2014, et si elle se réalise, ce serait un terrible « clin d’œil de l’histoire », car l’affrontement géopolitique russo-polonais accoucherait d’une extension de leurs territoires respectifs, sans qu’ils aient à s’affronter directement – scénario qui, il faut le rappeler, c’est déjà produit dans l’histoire de l’Ukraine, rendant cette option parfaitement probable, d’autant que la Pologne ne voudra jamais accepter l’existence d’une Ukraine ruinée, atrophiée et dirigée par des bandes bandéristes dont la Pologne déteste l’idéologie. La Hongrie et la Roumanie pourraient réclamer leurs territoires historiques versés à l’Ukraine par Staline après la deuxième guerre mondiale. Ce serait une partition contrôlée qui éviterait le chaos, mais reviendrait à démembrer l’Ukraine – un résultat que l’OTAN rejette publiquement mais redoute en privé.

Le facteur américain : priorités mouvantes

Les États-Unis pèsent lourdement dans cette équation. Tandis que l’Europe s’accroche idéologiquement à la défense de l’Ukraine « pour les valeurs », Washington sous Donald Trump semble calculer différemment. Il exige que l’Europe coupe ses importations d’énergie russe et impose des sanctions secondaires à la Chine et à l’Inde – conditions irréalistes. Ce jeu permet de transférer la responsabilité de l’échec de la guerre sur l’Europe tout en préparant un retrait progressif, alors même que nous savons maintenant que la guerre en Ukraine a été conduite stratégiquement par des généraux américains depuis l’Allemagne, en sus de fournir la quasi-totalité du renseignement militaire à Kiev (ce que les États-Unis continuent d’ailleurs à faire).

La rhétorique de Trump diffère peu de son prédécesseur en apparence, mais sa logique est pragmatique : éviter d’être accusé d’avoir « perdu l’Ukraine », comme Joe Biden le fut pour l’Afghanistan. En maintenant un soutien surtout rhétorique et en déplaçant la charge sur l’Europe, Trump se protège politiquement tout en préparant une sortie américaine et… tout en faisant payer l’Europe pour les armes envoyées en Ukraine.

Le point de vue de Moscou : attendre l’effondrement

Pour Moscou, la guerre est depuis longtemps une guerre d’attrition, et cette guerre elle la gagne. Les responsables russes affirment que les provocations ukrainiennes – qu’il s’agisse de missiles égarés ou de drones en territoire de l’OTAN – visent à provoquer l’Occident. La Russie, selon eux, n’a aucun intérêt à provoquer l’OTAN, surtout alors qu’elle engrange des avantages militaires.

Moscou rappelle aussi les occasions manquées de paix : les négociations d’Istanbul en 2022, interrompues sous pression occidentale, auraient pu clore la guerre. Plus récemment, le sommet d’Alaska entre Trump et Poutine est perçu en Russie comme un rare moment de leadership responsable, visant à prévenir une escalade nucléaire.

Le risque d’escalade

Malgré la prudence de Moscou, les risques d’escalade demeurent. L’intégration croissante des défenses aériennes de l’OTAN et de l’Ukraine, surtout à l’ouest, ouvre la possibilité d’engagements directs contre des drones ou missiles russes. Une erreur d’interprétation pourrait embraser la situation. De surcroît, l’idée d’utiliser des frappes occidentales à longue portée en Russie, combinée à l’effondrement des lignes ukrainiennes, accroît les dangers. Les dirigeants européens représentent le risque maximum avec une équation très dangereuse : pas de stratégie claire, crise économique et sociale en leur sein, dette galopante, dirigeants peu populaires, escalades verbales, le tout pouvant glisser vers une catastrophe par accumulation d’erreurs.

Un tournant

L’incident des drones polonais, mineur militairement, symbolise les ambiguïtés dangereuses de la guerre d’Ukraine. Il révèle le désespoir de Kiev, les contradictions de l’OTAN, les limites économiques de l’Europe et l’évolution des priorités américaines. Il illustre aussi la patience stratégique de Moscou, convaincue que le temps joue en sa faveur.
Les observateurs avertis auront noté que lors de la dernière conférence de presse – rares d'ailleurs – du Général Gerasimov, chef d'État-major des armées russes, l'éléments principal était la carte de l'Ukraine derrière lui : elle intégrait en rouge l'oblast d'Odessa et la Transnistrie (région séparatiste de Moldavie et potentiel futur lieu d'affrontement entre l'OTAN et la Russie). On peut difficilement faire message plus
clair.


À mesure que l’effondrement ukrainien se profile, l’OTAN se retrouve piégée entre deux choix : escalader au-delà de ses moyens ou accepter une défaite humiliante. Pour l’instant, les dirigeants repoussent l’échéance, s’accrochant à la rhétorique. Mais chaque drone égaré, chaque provocation mal interprétée rapproche le monde d’un seuil où le symbole ne suffira plus – et où une erreur pourrait être catastrophique.