Natalia Routkevitch
-7/5/2025- Quatre-vingts ans constituent un laps de temps suffisant pour que le monde change au point d’en devenir méconnaissable. Les événements d’une époque de plus en plus lointaine se transforment en mythes, s’éloignant peu à peu de leur réalité tangible. Cela n’en réduit pas l’importance, mais appelle à repenser la manière dont ils influencent notre présent.
La Seconde Guerre mondiale a façonné un ordre politique mondial auquel nous nous étions habitués, que l’on considérait comme stable, presque intangible. Pourtant, cet ordre subit aujourd’hui des transformations profondes, rapides et irréversibles. Les événements dramatiques de la première moitié du XXe siècle ne perdent pas leur signification historique, mais ils ne jouent plus le rôle qui était encore le leur il y a à peine vingt ans.
Ce conflit, le plus vaste et le plus meurtrier de l’histoire humaine, a jeté les bases de l’ordre mondial d’après-guerre. La lutte contre le nazisme et ses alliés fut, à bien des égards, une confrontation idéal-typique : face à un régime d’une violence inouïe, inhumaine et criminelle, des puissances aux idéologies opposées furent contraintes de s’unir – une alliance qui aurait été impensable en d’autres circonstances. Elles y furent presque acculées, après une période d’avant-guerre marquée par des stratégies d’évitement et des tentatives de détourner le danger vers d’autres.
Il fallut alors mettre de côté des divergences jusque-là considérées comme existentielles sur le plan idéologique. C’est sans doute cette mise entre parenthèses temporaire des antagonismes de principe qui permit aux structures établies à l’issue de la guerre de se révéler aussi durables. Elles ont survécu à l’intensité de la guerre froide, puis à une quinzaine d’années de bouleversements, malgré de profondes transformations des équilibres de puissance mondiaux.
Cette résilience reposait principalement sur une lecture morale et idéologique de la Seconde Guerre mondiale, longtemps consensuelle : celle d’un combat contre le mal absolu, face auquel même les oppositions les plus irréductibles perdaient de leur pertinence.
Mais ce consensus s’effrite peu à peu au XXIe siècle – et avec lui vacille la stabilité de l’ordre mondial hérité du milieu du XXe siècle.
Les causes de ce changement sont multiples. La plus manifeste réside dans l’évolution du paysage européen. Dans la dynamique singulière de l’après-guerre froide, les pays d’Europe de l’Est ont progressivement accédé au premier plan. Depuis longtemps, ils défendent une lecture historique fondée sur la thèse des “deux totalitarismes” – le nazisme et le communisme – considérés comme coresponsables du déclenchement de la guerre. Dans cette perspective, ils se présentent comme les principales victimes du conflit, ayant subi les violences des deux régimes.
Cette assimilation met en cause le consensus politique antérieur, que certains appellent le “consensus de Nuremberg”. Celui-ci reposait, entre autres, sur la reconnaissance du caractère central de l’Holocauste comme crime suprême de la guerre, unique dans l'histoire, ainsi que sur l’idée d’une responsabilité collective des nations européennes pour avoir permis cet événement.
Pourquoi l’interprétation portée par ce groupe de pays – qui ne représentent pas la majorité démographique de l’Europe – a-t-elle progressivement pris le dessus ?
C’est un sujet qui mérite à lui seul une réflexion approfondie. L’une des raisons possibles réside sans doute dans le désir des Européens de l’Ouest d’atténuer l’ampleur de leur propre culpabilité et de partager le fardeau de la responsabilité historique. Mais une fois enclenché, ce processus conduit à l’érosion progressive de l’ensemble de l’édifice d’après-guerre.
Paradoxalement, il fragilise même l’ordre mondial libéral que les pays occidentaux s’emploient à défendre. Car cet ordre reposait en grande partie sur l’unité des jugements historiques tels qu’ils s’étaient cristallisés en 1945. L’Organisation des Nations Unies elle-même fut le produit de cet ordre, même si le poids de l’Union soviétique à l’époque était tel qu’il ne pouvait être ignoré.
La révision progressive des conclusions de la Seconde Guerre mondiale mène logiquement à l’effritement des normes qui en sont issues.
La deuxième raison est moins évidente. En quatre-vingts ans, la carte politique du monde a radicalement changé. La décolonisation a donné naissance à des dizaines de nouveaux pays, et le nombre des États membres de l’ONU a presque quintuplé. Certes, la guerre était mondiale précisément parce qu’elle a touché une grande partie de l’humanité. Sur les fronts européen et pacifique, sous les drapeaux de leurs métropoles, des représentants des colonies – comme on dirait aujourd’hui, du "Sud global" – ont combattu, eux aussi. Il est compréhensible que tous ne percevaient pas les événements de l’époque comme une lutte pour leur propre liberté.
De plus, les forces luttant pour leur indépendance – notamment face à la Grande-Bretagne ou à la France – pouvaient percevoir les ennemis de ces puissances comme des alliés de circonstance. Et, au minimum, elles abordaient les événements sous un angle différent de celui des nations européennes. En général, pour les anciennes colonies, les repères du XXe siècle diffèrent quelque peu de ceux qui sont considérés comme évidents dans l’hémisphère Nord. Bien qu’il n’y ait pas de révisionnisme manifeste, comme en Europe, la question se pose en Asie et en Afrique en termes de hiérarchie des priorités et de nuances, qui y sont bien différentes.
Tout ce qui précède n’annule en rien l’essentiel.
La Seconde Guerre mondiale demeure aujourd’hui un événement déterminant pour l’évolution de la communauté internationale.
Le monde relativement stable qui s’est établi après elle reposait sur la conviction qu’un tel cataclysme ne devait plus jamais se reproduire. L’ensemble des limitations – des normes du droit international au principe de la dissuasion nucléaire – visait cet objectif. Dieu nous préserve de l’idéaliser, mais la guerre froide a permis d’éviter le pire.
Aujourd’hui, le modèle et les instruments de coopération internationale élaborés à cette époque sont en crise. La tâche qui s’impose est d’empêcher leur effondrement total. Mais cela ne pourra se faire sans un retour au même consensus idéologique et moral qui a constitué l’un des principaux résultats de la Seconde Guerre mondiale. En d’autres termes, il est nécessaire de se rappeler ce qu’a été cette guerre et ce qui était en jeu.
Sans cette mémoire, aucune mesure militaire ou technique ne pourra garantir la stabilité internationale.
Fiodor Loukianov
Russia in Global Affairs