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19 octobre 2025

Natalia Routkevitch
16/10/2025
Tax-washing ?

Ne faut-il pas voir dans la fixation contemporaine sur la taxation un faux-nez de l’impuissance politique, voire le signe d’un manque de volonté de transformer en profondeur nos modèles socio-économiques ? Ne serions-nous pas face à une forme d’« egalitarian-washing », une manière de se donner bonne conscience en agissant à la marge, sans jamais s’attaquer aux structures mêmes de la production et de la répartition des acquis ?
Un article récent de la revue "Jacobin", intitulé “The Left Needs to Rethink How It Understands Inequality”, propose une critique stimulante et iconoclaste, venue de la gauche, de l'assistance sociale. L’auteur s’appuie sur une étude publiée dans l’American Economic Journal qui a suscité la surprise il y a quelques années : les États-Unis redistribueraient, par les impôts et transferts, une part plus importante de leur PIB en faveur des plus modestes que la plupart des pays d’Europe occidentale.
Dès lors, l’écart d’inégalités entre les deux continents ne tiendrait pas tant à une générosité du modèle redistributif européen qu’à une répartition plus égalitaire des biens avant impôt. Cette conclusion renverse un lieu commun : l’opposition entre la supposée pingrerie sociale des États-Unis et la vertu redistributive de la social-démocratie européenne (qui est en train de rendre l'âme).
Ce constat met surtout en lumière deux logiques distinctes de la réduction des inégalités : 1) la redistribution, opérée a posteriori par l’État ; 2) la prédistribution, qui agit en amont sur les structures de la production et l’allocation initiale des ressources
C’est cette seconde approche, plus structurelle, que l’auteur valorise : le niveau d’inégalité dépend avant tout du rapport de force entre classes sociales et de la capacité des travailleurs à défendre leurs intérêts, bien plus que de la charité publique ou des politiques d’assistance. En ce sens, le texte rejoint une intuition d’Amartya Sen, le célèbre économiste indien, qui refusait de considérer les politiques de redistribution – allocations, impôts progressifs – comme l’instrument central de la justice sociale. Il s’opposait ainsi à une vision « comptable » de la justice, telle que celle de John Rawls, qui vise à créer une société équitable à travers la distribution mesurable et réglementée des biens primaires.
Selon Sen, même un État redistribuant massivement peut voir persister des inégalités si certains groupes sont marginalisés ou incapables de défendre leurs intérêts. L’évaluation de la justice ne peut donc se réduire à des indicateurs monétaires ou statistiques. Sen proposait de mettre l’accent sur le pouvoir et l’organisation sociale, plutôt que de se limiter à des transferts financiers ou à la charité, et d’évaluer les politiques au-delà des chiffres fiscaux et le volume des dépenses publiques.
Car, même sous les pères fondateurs du néolibéralisme, Thatcher et Reagan, les dépenses publiques ont continué de croître ; seules ont changé les priorités de leur affectation. Ce qui prouve que le cœur du problème n’est pas la quantité d’argent dépensé, mais la manière dont le pouvoir oriente et structure les dépenses publiques. Si la gauche veut être réellement transformatrice – et non simplement morale –, elle doit placer au centre de son projet le renforcement du pouvoir collectif et du pouvoir du travail plutôt que de se contenter d’un vernis compassionnel ou fiscal, telle est la conclusion de l’article de "Jacobin".
En France, où le débat politique, à gauche comme à droite, se réduit souvent à une querelle fiscale, on a l’impression que cette focalisation sur la fiscalité constitue une forme d’échappatoire : une manière de valoriser le seul levier encore disponible entre les mains d’États désormais impuissants, privés d’autonomie monétaire, commerciale ou stratégique.
Il ne leur reste souvent que l’autonomie fiscale ; dès lors, les forces politiques faisant partie du système concentrent toute leur attention sur ce terrain pour éviter de parler du reste.
Car la question de fond semble si immense qu’on ne sait même plus par quel bout la prendre : celle d’une économie mondiale dominée par des oligopoles planétaires et des États-prédateurs transformés en leurs relais.
Sur ce fond, les appels à « faire les poches aux riches » ou à « taxer davantage l’héritage, ce truc tombé du ciel » sont perçus par beaucoup comme une forme de duplicité et d’injustice. Dans les faits, les hausses fiscales touchent surtout les classes moyennes : ces "people from somewhere" dont les biens ne sont pas mobiles et qui ne peuvent transférer aisément leurs avoirs vers les paradis fiscaux, contrairement aux plus fortunés, qui disposent d’une armée d’avocats capables d’optimiser ou d’éluder l’impôt.
Dans un monde ouvert, ces mesures sont facilement contournables par ceux qui en ont les moyens. Même pas besoin d’aller bien loin : le dumping fiscal est déjà largement pratiqué au sein même de l’Union européenne.
Pour le simple observateur, il semble que ce débat acharné sur les taxes s’enracine dans un immobilisme collectif dont chaque acteur politique est complice, une sorte de paralysie générale…
Peut-être existe-t-il des acteurs porteurs d’un projet cohérent, ambitieux, qui dépasse les jeux du type « je prends à celui-ci pour donner à celui-là » ? Lesquels ?
Ou bien l’État est-il tel qu’il ne peut plus se permettre de tels projets ? Dans ce cas, autant le reconnaître comme une constante faisant partie intégrante de notre réalité.