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4 janvier 2023

LE FRANÇAIS, CETTE LANGUE QUI DÉPÉRIT

Radu Portocala

On me parle avec un certain étonnement d’un adulte roumain qui s’est lancé dans l’étude du français. C’est, en effet, chose rare. Le français n’intéresse presque plus personne en Roumanie. Ni ailleurs, hélas !… On lui préfère l’anglais appauvri et approximatif, dont des mots et des expressions importés sans aucun besoin sont entrés dans le fond lexical autochtone et raclent l’ouïe des grincheux et des anachroniques.
Autrefois, on parlait beaucoup le français en Roumanie. C’était une preuve de culture, de civilisation. Le régime communiste, après la guerre, l’a évincé, on ne l’enseignait plus à l’école. Il était devenu symbole de « décadence bourgeoise », d’« exploitation capitaliste », de « cosmopolitisme » – et, pour les communistes, accuser quelqu’un de cosmopolitisme était aussi grave, si ce n’est plus, que l’est aujourd’hui d’accuser de complotisme. Le Lycée français et l’Institut français de Bucarest, dont les nouvelles autorités ont prétendu qu’ils faisaient de l’espionnage, ont été fermés en 1948, et les étudiants qui fréquentaient la bibliothèque française ont été envoyés se changer les idées en prison.
Pourtant, le français a survécu. Les vieilles dames de l’ancienne bonne société, réduites à la misère, donnaient clandestinement des cours de français, s’offrant ainsi un mode subreptice de survie et assurant, par là même, la survie d’une langue dont l’usage aidait les Roumains à maintenir un lien avec le monde qui, brusquement, leur avait été interdit. Avec leurs racines latines aussi, car la langue roumaine, soumise au cours du temps à tant d’influences, a été re-latinisée, à partir du XVIIIe siècle, par les jeunes Roumains dont les familles avaient les moyens de les envoyer étudier à Paris. Jamais la francophonie n’a eu de si bons, de si zélés ambassadeurs que ces vieilles dames qui cherchaient à ne pas mourir de faim.
En décembre 1989, quand nombre de journalistes français se sont rendus en Roumanie à la recherche d’une vérité qu’ils n’ont jamais trouvée sur le renversement de Ceausescu, ils furent étonnés de constater que de très nombreux Roumains parlaient le français. Le parlaient encore… Car, tournant le dos au grand frère soviétique, ils se sont jetés dans les bras du nouveau grand frère américain et ont été happés par son empire linguistique producteur d’un parler bâtard. La France – jadis appelée « la grande sœur latine » – et le français n’ont pas su les intéresser.
Curieusement, c’est au moment où la Roumanie s’éloignait du français qu’elle a été reçue dans l’Organisation internationale de la francophonie. Ce n’était, pour elle, rien de plus qu’un appui sur lequel elle savait pouvoir compter en vue de l’admission plus rapide dans l’Union européenne. Mais aussi l’occasion de créer quelques postes pour des bureaucrates qui en avaient grand besoin.
Pendant l’année où j’ai dirigé l’Institut culturel roumain de Paris, il y a de cela trois lustres, j’ai été convié à plusieurs réunions au sujet de la francophonie. Bavardage et vœux pieux. Et beaucoup d’argent dépensé, bien entendu. Cette année-là, Bucarest accueillait l’inutile Sommet de la francophonie, et il fut ouvert par un président roumain qui ne parlait pas un mot de français.
Beaucoup de gens dits sérieux gagnent bien leur vie en brassant de l’air dans les diverses instances de l’Organisation internationale de la francophonie, se démenant à bureaucratiser la langue, à la transformer en passe-temps pour fonctionnaires faussement occupés. D’ailleurs, l’Organisation n’est plus ce qu’elle était. Puisque la France n’est plus grand-chose et que le français n’intéresse plus grand-monde, autant remplacer la défense de la langue française par la promotion de la langue de bois. Elle s’occupe maintenant de la promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme, du développement durable, de l’écologie, du développement local et solidaire et autres sujets du même genre, qui ont l’avantage de permettre à des gens inutiles de se donner de l’importance et de justifier les plus abracadabrantes dépenses somptuaires.
Si on compte ceux qui, le long des siècles, par leurs écrits, ont fait de la langue française cette merveille que nous connaissons encore, ils sont probablement moins nombreux que les gratte-papier pompeux et les moulins à paroles qui prétendent aujourd’hui la défendre. Pendant ce temps, en France même, on malmène la langue, on l’idiotise, on la soumet aux délires idéologiques les plus divers, on la simplifie au bénéfice de ceux qui n’ont aucune envie de l’apprendre. Si le français ne rayonne plus, c’est parce que la France, petit à petit, s’éteint, et que sa culture, qui fut immense, s’abaisse petit à petit, n’aspirant plus qu’au niveau de l’étal de supermarché.