Gabriel Nerciat
14/12/2025
- Quand même, Grand-Père, dans les années 2020, quand tu avais trente ans et que tu as rencontré Mamie qui était alors consultante en ingénierie numérique pour la FNSEA, il y avait un paysan français qui se suicidait tous les deux jours. Vous ne pouviez pas ne pas le savoir, n'est-ce pas ? Cela ne vous faisait donc rien ?
- Tu n'as pas connu cette époque, Sucrine. Aussi tu n'as pas le droit de nous juger. Pour toi, évidemment, tu n'as jamais vu de tes yeux innocents la douleur des cochons et des veaux qui partent pour l'abattoir, la haine sordide du cul terreux qui surveille ses bassines d'eau avec ses chiens patibulaires avant d'aller faire des saluts nazis dans les marchés d'hiver, le sadisme mental de l'instituteur réactionnaire embauché par des milliardaires catholiques pour faire traduire à des enfants martyrs une églogue élégiaque de Virgile composée en latin, la bassesse morale du vieux militant stalinien qui chante La Montagne de Jean Ferrat devant ses enfants comme s'il s'agissait d'une chanson progressiste, l'hypocrisie de la douairière de province qui refuse de vendre sa maison de famille rurale parce qu'elle ne veut pas voir arriver des citadins civilisés dans son bled pourri aux senteurs rances des âges sombres. Tu n'as jamais connu ça. Les seules fermes que tu as jamais vues de ta vie, ce sont celles qui ont été reconstituées au musée Grévin. La seule viande que tu manges, c'est celle qui vient de Chine ou du Brésil, avec des garnitures de criquets ou de vers asiatiques, et que seul un Européen sur trois peut consommer régulièrement. Nous, nous avions d'autres combats, chérie. Il fallait lutter contre le fascisme de Trump, sauver l'Ukraine de la barbarie russe, financer à Kiev des ossuaires pour les soldats morts, combattre le populisme pied à pied à Paris comme à Rome ou à Vienne, construire l'Europe unie d'Edimbourg ou de Brest jusqu'à Minsk, Trébizonde et Johannesburg, tirer au mortier sur les derniers propriétaires de voitures thermiques, aider les migrants africains à remonter de l'Andalousie ou de la Calabre jusqu'à Berlin et Calais, expliquer au pékin moyen tenté par le vote RN ou AFD que les vaches pètent avec leurs culs et que leurs pets préparent l'Apocalypse, tondre en place publique les femmes qui couchaient avec des fascistes ou des bouchers, déboulonner les statues de Napoléon et de Louis XIV, ôter sans anesthésie les testicules de Gérard Depardieu et de Philippe Caubère (quand tu seras tout à fait majeure, je te dirai qui c'était ; tu n'en reviendras pas). Voilà, c'était ça qui nous occupait, Mamie et moi, à l'époque. Les paysans et les éleveurs de Gascogne ou de l'Ariège, on n'en avait rien à battre, franchement. Ce n'était pas notre combat. Pour nous, c'est comme s'ils étaient déjà morts.
- Donc, si c'était à refaire, tu le referais ?
- Bien sûr, Sucrine chérie. Pourquoi me parles-tu de cela ? D'ailleurs, à quoi ça sert, les regrets ?
- Parce que j'ai découvert hier que maman a été fécondée avec le sperme d'un éleveur de bovins de Haute-Provence. On vous a menti au moment de la PMA. Il a été obligé de vendre son sperme pendant quinze ans, parce que sa ferme a fait faillite en 2026 et qu'il n'avait plus d'autres moyens de subsistance. Et je voulais voir ta gueule, Grand-Père, au moment où tu apprendrais ça...
