Gabriel Nerciat
23/12/2025
- Socrate, es-tu bien sûr que l'attrait pour les jeunes corps nous élève insensiblement vers l'Idée du Beau ?
- Pour sûr, cher Alcibiade. C'est lorsque je contemple la force harmonieuse de tes bras à chaque fois que tu manies l'épée, toi le moins scrupuleux et le moins fiable des êtres, que la quête intérieure de la pureté des formes ennoblit immédiatement mon instinct.
- C'est étrange. Quand Aspasie m'offre les charmes des plus belles et des plus jeunes de ses pensionnaires, parfois presque des tendrons à peine sorties de l'enfance, je ne pense à rien d'autre qu'à la fulgurance lente ou brutale du moment où je les possède. L'idée même d'une Idée me paraît alors incongrue. C'est lorsque ta laideur de silène occupe à nouveau mon esprit que soudain il commence à rechercher au-delà des choses sensibles un point invisible dont la présence des êtres que je désire ne me gratifie pas.
- Tu es trop impulsif, Alcibiade. Cela finira par te jouer des tours.
- Je passe ma vie entre les batailles et les orgies, Socrate. Comment veux-tu que je ne sois pas impulsif ? Le reste n'est consacré qu'à l'ambition politique, et parfois à ta salutaire compagnie. Il est vrai que les batailles et les orgies se ressemblent souvent, mais je ne pourrais pas vivre sans elles, car ce sont elles qui alimentent mon ambition et entretiennent ma vigueur. Plus je possède ou meurtris de corps, plus le monde me semble enfin compréhensible et maîtrisable. Soumettre de jeunes putains béotiennes à la fureur de mes désirs donne à mes facultés d'entendement un pouvoir que ta dialectique exaspérante ne pourrait pas éroder, ô Socrate. Les êtres qui fuient le sang et le sperme devraient tous être des esclaves ou bien alors des philosophes, comme toi, qui n'ont pas vocation à diriger la cité. Puisque nous avons la malchance de vivre dans une démocratie, où chaque citoyen en vaut un autre, il me faut les prestiges de la guerre et du stupre pour confirmer le sentiment intense que j'ai de ma supériorité.
- Méfie-toi, Alcibiade. La démocratie est un régime suffisamment vil pour se montrer bien plus habile que toi. Tu copules avec tellement de jeunes garçons et de jeunes filles, dans des endroits où le peuple n'entre pas mais qui demeurent connus des sycophantes et des magistrats, pour que tes dispersions tapageuses ne finissent par fournir des armes à tous ceux qui te haïssent.
- Je ne les crains pas. En réalité, il n'y a que toi, Socrate, qui m'attaches encore à cette cité perverse. Peut-être parce que tu ne partages aucune des passions qui me meuvent. Je pourrais la quitter demain pour Sparte ou même pour la Perse si l'envie m'en prenait. Je suis un homme sans patrie, qui sait trop bien que toutes les fidélités civiques briment ou aliènent un homme de valeur au lieu de le fortifier.
- Mais les éphores spartiates aussi connaissent ta réputation et tes mœurs, ô mon trop cher Alcibiade. Crois-tu donc que le bruit de tes orgies nocturnes, en dépit des soins d'Aspasie, ne parvienne pas jusqu'à Lacédémone ? Un jour, le jeune Platon m'a demandé, avec son air insupportable de touche-à-tout prétentieux, qui garderait les gardiens de la Cité. Je ne lui ai pas fait une réponse honnête, car il n'en aurait pas compris le sens. Mais à toi, je peux le dire. Ce sont nos vices qui nous gardent. Plus un homme qui a des penchants d'oligarque se croit invulnérable, plus ses dépendances érotiques finissent par indiquer à tous l'étendue perceptible de sa vulnérabilité. Ce n'est pas pruderie que le peuple aime la vertu, vois-tu ; c'est seulement parce qu'il sait que le domaine de la souveraineté réside au-delà.
