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27 février 2023

« Le temps passé »

Gilles Casanova

Héritier et fondé de pouvoir d’une des premières multinationales du textile, c’est parce qu’il va aller voir ce qui se passe dans ses usines d’Angleterre, que Frédéric Engels deviendra le révolutionnaire mondialement célèbre, compagnon politique de Charles Marx.
C’est à Leipzig en 1845 qu’il publie les fruits de son observation sous le titre « La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844 ». Il y décrit l’horreur de la condition ouvrière dans l’Angleterre de la révolution industrielle et le prix humain que coûte l’accumulation du capital entre les mains des patrons, dont il est.
Ce capitalisme inhumain du XIXe siècle, aucune génération vivante aujourd’hui ne l’a connu ou ne l’a même approché.
J’avais du mal lorsque – jeune homme engagé – je lisais les œuvres de Marx et Engels et leur description sévère du capitalisme, à ne pas considérer qu’ils avaient imputé, au moins en partie, au capitalisme ce qui était un problème lié au faible développement scientifique et technique de l’époque, et que la seconde moitié du XXe siècle nous montrait un capitalisme, certes toujours aussi fondamentalement dangereux, certes toujours aussi fondamentalement injuste, mais beaucoup plus humain, finalement, et respectueux de quelques règles minimales de droit, à en regarder sa traduction dans les années 60 en France.
La France de l’époque, issue de la mise en œuvre, parfois cahotante, du programme du Conseil national de la Résistance – par la gauche, puis par la droite gaullienne, entre 1947 et 1969 –, est très loin de la description terrible que font les pères du communisme de la société du XIXe siècle.
L’éducation de base pour tous est une réalité, même si l’on en contestera à l’époque en partie le contenu. Chaque année, l’éventail des inégalités se resserre. Chaque année, le progrès scientifique et technique est partagé par la société et, même si les riches s’enrichissent, il s’enrichissent un petit peu moins vite que les pauvres n’accèdent à une situation meilleure. Et l’existence de nombreux services publics permet une qualité de vie à l’ensemble de la population, qui fait que l’on regarde avec effroi les gens qui dorment seuls dans les rues des grandes villes de l’Inde, convaincus qu’une chose pareille est impossible ici, les bidonvilles, souvent communautaires, des banlieues s’étant transformés au fil du temps en cités flambant neuves, avec salles de bain.
Ce n’est que lorsqu’une époque est terminée que l’on peut porter sur elle un regard un peu plus réaliste et que l’on peut essayer de comprendre ce que l’on a vécu.
Aujourd’hui, je reconsidère ce que je pensais de Marx et Engels, je pense qu’ils avaient raison d’imputer au capitalisme la situation affreuse des classes populaires du XIXe siècle, et que ce n’est pas essentiellement l’effet du progrès scientifique et technique qui a amélioré la condition des populations, notamment en Europe de l’Ouest au XXe siècle. C’est un tout autre processus, qu’ils avaient décrit sous le nom de lutte des classes.
L’élément majeur qui fait le XXe siècle, c’est son ouverture par la première Guerre mondiale, et le fait qu’elle débouche sur la victoire de la révolution d’Octobre et la constitution de l’URSS. C’est cela qui va changer le visage que présentera le capitalisme, c’est cela, bien plus que l’évolution des sciences des techniques.
D’ailleurs si nous observons, dans un premier temps, la réaction du capitalisme à cette révolution, nous voyons qu’elle se divise en deux tendances, en France par exemple, les capitalistes vont mener des politiques sociales, modestes certes, mais qui ont pour fonction d’éviter l’extension de la révolution, mais ils ne représentent pas la tendance principale.
Le capitalisme qui est en train de devenir totalement dominant, celui des États-Unis d’Amérique, a choisi une autre voie. C’est lui, bien plus que les grandes familles allemandes affaiblies par la première guerre mondiale et l’inflation galopante de la République de Weimar, qui va financer et construire à bout de bras le nazisme. On le sait maintenant par les travaux des historiens et l’ouverture des archives, Hitler est le fils des grands capitalistes américains, comme Ford ou General Motors, qui ont financé principalement son ascension, pour détruire l’URSS, cette société qui commettait le crime d’interdire l’appropriation privée des moyens de production.
Ce n’est qu’après l’échec monstrueux d’Hitler, que le capitalisme va se tourner massivement vers la politique inverse, celle de « l’État-providence », en Europe du moins. Il va en tirer la conclusion que, pour contenir la tentation communiste, de meilleures conditions de vie pour la population, associées à une large formation de la jeunesse – notamment à l’esprit critique pour pouvoir comprendre à quel point on vit mieux à Londres, Paris, Amsterdam, ou Rome qu’à Moscou – sont la solution la plus raisonnable et la moins coûteuse.
Pour la génération venue après la seconde guerre mondiale, il apparaissait que tout cela était le produit de la révolution des sciences et des techniques, et que la nature du capitalisme était de s’y adapter en s’organisant pour faire de l’argent par l’amélioration de la condition ouvrière et populaire, que la « société de consommation » était l’ambition ultime du capitalisme, que sa dynamique était de faire participer toujours plus l’ensemble de la population à cette consommation, et donc, dans cette intention, de partager les richesses créées, et qu’il avait renoncé à sa politique des heures sombres du XIXe siècle ou à celle qu’incarnaient les années 33 à 45 en Allemagne.
Cette erreur de perspective conduisit à ce que la chute du Mur de Berlin en 1989 apparaîtra à la plupart des observateurs, même ceux qui sont sincèrement critiques du capitalisme, comme la chute d’un régime totalitaire, et qu’elle ouvre la voie à une démocratie mondiale, par la fin de la Guerre froide et l’extension des régimes démocratiques, fondée sur un certain niveau de partage de la richesse dans une partie toujours plus grande de la planète. Ce n’était qu’une toute petite minorité – pessimiste – qui évoquait l’hypothèse que l’ennemi disparu, le capitalisme reviendrait à ses méthodes du XIXe siècle.
C’est pourtant ce que nous avons vu progressivement se reconstituer sous nos yeux. Des gens qui dorment seuls dans les rues, si l’on se promène dans les grandes artères parisiennes la nuit, on en voit des dizaines et des dizaines, et si l’on approche de la frontière avec la Banlieue, on en voit des centaines et des centaines, alors que Paris, ville la plus chère du monde avec Hong Kong et Singapour, perd chaque année des habitants modestes, chassés par la réalité du recul des conditions de vie des classes populaires.
L’instruction et l’esprit critique se sont effacés du système éducatif au bénéfice de la diffusion d’un bla-bla incitant les pauvres à rester eux-mêmes, à se complaire dans la loi du moindre effort, et à rêver de devenir célèbres parce qu’ils passeront à la télévision, voire millionnaires par l’astuce ou le Loto.
Chaque année voit reculer les services publics, et il faut beaucoup d’aveuglement pour ne pas voir que la façon dont a été traitée l’étrange crise sanitaire du Covid vise à ruiner durablement la Sécurité sociale, pour la remplacer par des systèmes privés, de même la disparition voulue des retraites par répartition, par les autorités actuelles, vise à leur remplacement par un système financier privé.
Si dans la période précédant la chute du Mur, la gauche semblait exister, avoir une substance et une proposition politique, c’est essentiellement parce que le capitalisme lui donnait du « grain à moudre », parce que c’était son intérêt et donc sa volonté politique.
Aujourd’hui que ce n’est plus sa politique, ceux qui l’incarnent ont changé. Les politiciens qui portent l’étiquette « gauche » ne font pas quelque chose de très différent de ce que font les politiciens qui portent l’étiquette « droite ». Certes leur discours est différent, ceux de gauche proposent aux pauvres de couleur de s’en prendre aux pauvres blancs, ils proposent aux pauvres femmes de s’en prendre aux pauvres hommes, et aux pauvres homosexuels de s’en prendre aux pauvres hétérosexuels, comme aux pauvres jeunes de s’en prendre aux pauvres baby-boomers. La droite proposant en miroir aux pauvres français de s’en prendre aux pauvres immigrés. Tout cela ne tirant guère à conséquence, puisque pour prévenir cette évolution, les pouvoirs ont été transférés à des instances non élues, siégeant notamment à Bruxelles pour ce qui nous concerne. La démocratie s’est affadie, affaiblie, et elle est en train de s’envoler sous nos yeux, l’étrange crise sanitaire ayant été un premier galop d’essai.
« C’était mieux avant », c’est bien sûr ce que peuvent se dire les gens de ma génération, à de nombreux égards, même si les technologies n’étaient pas aussi performantes que ce qu’elles sont aujourd’hui, la structure de la société – et l’espoir que cela pouvait engendrer dans les catégories populaires – était infiniment supérieure. Mais ce n’est pas parce que c’était « avant », c’est parce que la peur de l’ours soviétique c’est-à-dire la peur d’une société dans laquelle la propriété privée des moyens de production était interdite, engendrait cette « parenthèse enchantée ».
Nous voyons maintenant le capitalisme en face, nous le voyons tel qu’il est, n’ayant pas pour la démocratie un intérêt ou un goût particulier, à partir du moment où elle n’est plus pour lui une nécessité vitale. Le Crédit social est aujourd’hui, à ses yeux, supérieur à la République.
Cela laisse orphelins, isolés et sans véritable parti politique, ceux qui avaient le souhait de poursuivre l’œuvre de la gauche ou de poursuivre l’œuvre de la droite gaullienne. Car le programme du CNR c’est exactement ce avec quoi veulent en finir la nouvelle catégorie dominante du capitalisme, ces milliardaires et leur marionnettes comme Macron ou von der Leyen.
Cela explique la dureté des temps, et l’absence d’alternative politique qui domine notre société où la faiblesse de l’offre politique apparaît à première vue comme exceptionnelle, alors qu’elle est simplement logique…